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L’enregistrement clandestin des conversations en milieu de travail

De nos jours, les téléphones intelligents sont partout. Il est dorénavant facile d’enregistrer discrètement la voix des gens qui nous entourent au moyen de ce banal accessoire déposé sur le bureau ou à peine dissimulé dans la poche poitrine d’une chemise.

17 mars 2015
Isabelle Gauthier

Lors d’une situation épineuse en matière de relations de travail, la tentation peut être forte, à la fois pour le salarié et l’employeur, d’enregistrer clandestinement les conversations afin de conserver une preuve en vue d’un éventuel litige. Qu’en est-il de la légalité de cette pratique? Doit-elle être sanctionnée?

Ce que prévoit le Code criminel
La croyance populaire veut qu’il soit légal d’enregistrer une conversation à laquelle nous sommes partie prenante, et ce, même à l’insu de notre interlocuteur. Est-ce le cas?

Le Code criminel définit la communication privée comme étant une « communication orale ou télécommunication dont l’auteur se trouve au Canada, ou destinée par celui-ci à une personne qui s’y trouve, et qui est faite dans des circonstances telles que son auteur peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle ne soit pas interceptée par un tiers »[1].

En d’autres termes, il faut que la communication se déroule dans un cadre où les participants ont une expectative de vie privée, par opposition à une communication publique ou accessible à des gens plus ou moins définis.

L’interception volontaire d’une communication privée au moyen d’un dispositif (micro, balayeur d’ondes, etc.) est un acte criminel au Canada[2]. Cependant, l’interception devient légale si l’intercepteur a obtenu au préalable l’autorisation tacite ou exprès de l’auteur ou du destinataire de la communication. Lorsque la communication implique plusieurs auteurs ou plusieurs destinataires, le consentement à l’interception obtenue d’un seul d’entre eux suffit pour légaliser l’opération[3].

Compte tenu de cette définition, la croyance populaire se confirme : il est légal d’enregistrer une conversation à laquelle nous sommes parties prenantes, à titre d’auteur ou de destinataire.

L’expectative de vie privée au travail
Les tribunaux reconnaissent depuis longtemps que les travailleurs jouissent d’un droit à la vie privée qui ne se limite pas à leur sphère intime, soit à leur vie à la maison. Les tribunaux doivent régulièrement mettre en balance le droit de gérance et de surveillance de l’employeur et le droit des salariés à leur vie privée au travail. La jurisprudence nous fournit des applications variées de ce principe, que ce soit concernant l’installation de caméras de surveillance, l’écoute d’appels téléphoniques des salariés ou la lecture de leurs courriels.

Ce principe s’applique également en ce qui a trait à l’enregistrement des conversations au travail, que ce soit entre collègues ou entre supérieur et subordonné. Tous sont en droit de s’attendre, sauf exception, à ne pas être sous surveillance constante.

Cela étant dit, le salarié qui enregistre une conversation à laquelle il participe, même sans en informer son interlocuteur, ne commet pas nécessairement une faute. Il peut y avoir des motifs légitimes qui justifient son geste. L’employeur qui entend sévir contre cette pratique devrait analyser le contexte et les motivations du salarié avant de lui imposer une sanction.

Un cas tiré de la jurisprudence
En 2013, la Commission des relations du travail a confirmé la suspension sans solde d’une salariée qui avait reconnu avoir enregistré clandestinement de nombreuses conversations avec ses supérieurs, ses collègues et ses subordonnés[4]. L’employeur avait pris connaissance de l’ampleur des enregistrements à l’occasion de l’audience des autres plaintes de la salariée. Le jour de sa réintégration dans son poste, à la suite de l’annulation de son congédiement, l’employeur lui a imposé une suspension de deux mois au motif que son comportement était allé à l’encontre du code d’éthique de l’entreprise. Ce code impose aux employés d’entretenir des relations professionnelles fondées sur l’honnêteté, le respect des personnes, la coopération et le professionnalisme entre collègues[5].

Pour conclure au rejet de la plainte pour pratique interdite de la plaignante, le juge administratif a considéré différents critères, dont le niveau hiérarchique élevé de la salariée (cadre de niveau 2, en position d’autorité), la nature du poste qui nécessitait un haut niveau de discrétion et de confidentialité ainsi que les exigences contenues au code d’éthique des employés. Il a conclu que « les enregistrements clandestins effectués par la plaignante apparaissent, en raison de son statut, comme des motifs sérieux au soutien d’une mesure disciplinaire »[6]. Il a ajouté que « la confiance doit régner dans un milieu de travail »[7].

L’utilisation en preuve des enregistrements clandestins devant les tribunaux
En matière civile, tout fait pertinent au litige est admissible en preuve, et ce, par tous moyens (Code civil du Québec[8], article 2857). Les enregistrements, qu’ils soient légaux ou illégaux, sont donc en principe admissibles en preuve s’ils sont par ailleurs pertinents au litige.

Les enregistrements pertinents peuvent toutefois être rejetés en vertu de l’article 2858 C.c.Q. :

« Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du droit au respect du secret professionnel. »

Les deux critères sont cumulatifs : il faut que le document ait été obtenu en violation d’un droit fondamental et que son utilisation déconsidère l’administration de la justice, sauf si le secret professionnel a été violé.

Dans le cas des enregistrements clandestins, c’est généralement la violation du droit à la vie privée qui est en cause. Ce droit est notamment garanti par les articles 3 et 35 C.c.Q. L’article 36 C.c.Q., quant à lui, énonce des exemples d’atteintes à la vie privée, notamment l’acte d’intercepter ou d’utiliser volontairement une communication privée et l’acte de capter ou d’utiliser l’image ou la voix d’une personne lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés. L’enregistrement audio d’une personne à son insu, dans le cadre d’une conversation qu’elle croit privée et non enregistrée, remplit généralement le premier critère.

La décision de principe en matière d’interprétation de l’article 2858 C.c.Q. demeure l’arrêt rendu par la Cour d’appel en 1999 dans l’affaire Ville de Mascouche c. Houle[9]. La Cour devait statuer sur l’admissibilité en preuve d’enregistrements clandestins de conversations téléphoniques privées interceptées au moyen d’un balayeur d’ondes par un voisin. Le congédiement de la plaignante reposait sur le contenu de ces enregistrements.

La Cour d’appel a confirmé la décision de la Cour supérieure en déclarant les enregistrements inadmissibles en preuve au motif que les admettre déconsidérerait l’administration de la justice.

Selon le juge, « Le juge du procès civil est convié à un exercice de proportionnalité entre deux valeurs : le respect des droits fondamentaux, d’une part, et la recherche de la vérité, d’autre part. Il lui faudra donc répondre à la question suivante : la gravité de la violation aux droits fondamentaux, tant en raison de sa nature, de son objet, de la motivation et de l’intérêt juridique de l’auteur de la contravention que des modalités de sa réalisation, est-elle telle qu’il serait inacceptable qu’une cour de justice autorise la partie qui l’a obtenue à s’en servir pour faire valoir ses intérêts privés? Exercice difficile s’il en est, qui doit prendre appui sur les faits du dossier »[10].

Plus récemment, la Cour d’appel a de nouveau été appelée à interpréter cet article du Code civil du Québec dans le cadre d’un litige relatif au monde du travail[11]. La salariée, soupçonnant son ancien employeur de la dénigrer auprès d’employeurs potentiels, a demandé à un ami d’appeler la représentante de l’entreprise afin de solliciter des références en se faisant passer pour quelqu’un d’autre.

Le juge de première instance a refusé d’admettre l’enregistrement de cette conversation en preuve au motif que le subterfuge utilisé par la demanderesse déconsidérait l’administration de la justice. La Cour d’appel a infirmé cette décision au motif que la preuve était pertinente et n’avait pas été recueillie en violation d’un droit fondamental. En effet, s’adressant à un pur inconnu, la représentante pouvait difficilement invoquer son droit à la vie privée.

La Cour d’appel a souligné au passage que la règle de la pertinence vise à promouvoir la recherche et l’atteinte de la vérité, un principe cardinal de notre système de droit, et que, par ailleurs, une preuve obtenue par un moyen illégal ne sera pas écartée si l’illégalité ne se rattache pas à la violation d’un droit fondamental. En l’espèce, l’interception de la communication était de toute manière légale.

Source : VigieRT, mars 2015.


1 Code criminel, L.R.C. 1985, c. C -36, article 183 (ci-après C.cr.).
2 Article 184 C.cr.
3 Article 183.1 C.cr.
4 Carine Rabbath c. La Société des casinos du Québec inc. (Casino de Montréal), 2013 QCCRT 0291.
5 Id., par. 26.
6 Id., par. 61.
7 Id., par. 62.
8 R.L.R.Q., c. C -1991 (ci-après C.c.Q.).
9 [1999] R.J.Q. 1894 (C.A.).
10 Id., p. 1909.
11 Bellefeuille c. Morisset, 2007 QCCA 0535.

Isabelle Gauthier