Lorsqu’une entreprise choisit de se placer sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, ses ressources humaines s’inquiètent de l’avenir de leur emploi. Y aura-t-il liquidation ou vente en bloc afin de favoriser la relance par un éventuel acquéreur?
Néanmoins, au-delà de la question du maintien ou de la relance des opérations par un nouvel employeur, les travailleurs auront un intérêt évident à déterminer s’ils bénéficieront d’un droit de suite chez un éventuel acquéreur.
De son côté, cet acquéreur devra réaliser la même analyse afin de déterminer s’il devra composer avec les engagements et les contrats de travail, individuels ou collectifs, déjà en place chez l’ancien employeur, même s’il est en faillite.
En résumé, qu’advient-il des contrats de travail en place lorsque l’entreprise en faillite fait l’objet d’une relance par un nouvel employeur?
Le régime législatif applicable
Les auteurs ont souvent qualifié de « triptyque du droit de suite en matière de relations de travail » les différentes sources législatives en matière d’aliénation d’entreprise. Avant d’aborder la question de l’applicabilité de ces dispositions en matière d’insolvabilité, il importe donc de se familiariser avec celles-ci.
En matière de rapport collectif du travail, l’article 45 du Code du travail [1] prévoit ce qui suit :
« L’aliénation ou la concession totale ou partielle d’une entreprise n’invalide aucune accréditation accordée en vertu du présent code, aucune convention collective, ni aucune procédure en vue de l’obtention d’une accréditation ou de la conclusion ou de l’exécution d’une convention collective.
Sans égard à la division, à la fusion ou au changement de structure juridique de l’entreprise, le nouvel employeur est lié par l’accréditation ou la convention collective comme s’il y était nommé et devient par le fait même partie à toute procédure s’y rapportant, au lieu et place de l’employeur précédent.
Le deuxième alinéa ne s’applique pas dans un cas de concession partielle d’entreprise lorsque la concession n’a pas pour effet de transférer au concessionnaire, en plus de fonctions ou d’un droit d’exploitation, la plupart des autres éléments caractéristiques de la partie d’entreprise visée. »
En matière de normes individuelles de travail, l’article 97 de la Loi sur les normes du travail[2] prévoit que :
« L’aliénation ou la concession totale ou partielle de l’entreprise, la modification de sa structure juridique, notamment, par fusion, division ou autrement n’affecte pas la continuité de l’application des normes du travail. »
Quant au Code civil du Québec, on y prévoit à l’article 2097 que :
« L’aliénation de l’entreprise ou la modification de sa structure juridique par fusion ou autrement, ne met pas fin au contrat de travail.
Ce contrat lie l’ayant cause de l’employeur. »
On comprend donc que, de façon théorique, les différentes dispositions législatives applicables protègent la relation d’emploi en cas de modifications consensuelles de la structure juridique de l’entreprise.
Cependant, à la lecture de ce qui précède, on comprend que pour être en mesure d’analyser adéquatement si on est en présence d’une « aliénation d’entreprise », on doit, dans un premier temps, être en mesure de déterminer et de cerner ce à quoi correspond cette notion d’entreprise qui est reprise par les différents régimes législatifs applicables.
La notion d’entreprise
À la lecture des différentes sources législatives applicables, on constate le vide laissé par le législateur lorsque vient le temps de définir concrètement la notion d’entreprise.
En effet, nonobstant la présence de nombreuses définitions en préambule du Code du travail ou de la Loi sur les normes du travail, la définition de la notion d’entreprise ne s’y trouve pas.
La plus proche définition que nous offre le législateur se trouve au 3e alinéa de l’article 1525 du Code civil du Québec, qui se lit comme suit :
« Constitue l’exploitation d’une entreprise l’exercice, par une ou plusieurs personnes, d’une activité économique organisée, qu’elle soit ou non à caractère commercial, consistant dans la production ou la réalisation de biens, leur administration ou leur aliénation, ou dans la prestation de services. »
Quant à elle, la jurisprudence préconise l’interprétation de la notion d’entreprise selon une approche dite « organique », telle que le préconise la Cour suprême du Canada depuis l’arrêt Bibeault[3], bien que cet arrêt ait été rendu il y a déjà plus de 25 ans.
La Cour décrit donc l’entreprise comme étant « […] un ensemble organisé suffisant des moyens qui permettent substantiellement la poursuite en tout ou en partie d’activités précises (par l’employeur) [4]. »
L’aliénation de l’entreprise
À compter du moment où on est en mesure de définir ce qu’est l’entreprise telle que l’entend le législateur, on doit s’attarder à la question de ce que constitue une aliénation.
Ainsi, toujours selon l’analyse de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bibeault, afin de déterminer s’il y a transfert ou aliénation d’entreprise, il faudra :
« […] que des éléments suffisants, orientés à une certaine activité par un premier employeur, se retrouvent chez un second qui s’en sert, de façon identifiable, aux mêmes objectifs quant au travail requis des salariés, même si sa finalité commerciale ou industrielle est différente[5]. »
Afin que les différentes dispositions pertinentes en matière d’aliénation d’entreprise s’appliquent, qu’elles émanent du Code du travail, du Code civil du Québec ou encore de la Loi sur les normes du travail, une certaine continuité dans l’exploitation de l’entreprise devra être démontrée.
« Pour ce faire, certains critères ont été élaborés. On peut tenir compte du lieu de l’établissement, des moyens d’action, de l’ensemble de l’équipement commercial, des biens en inventaire, des services offerts, des fournisseurs et de la clientèle, du nom de commerce, de la finalité de l’entreprise[6]. »
L’avantage de l’approche « organique » de l’entreprise telle que l’entend la Cour suprême du Canada est qu’elle permet de déterminer si une aliénation, même partielle, sera de nature à déclencher l’application des dispositions pertinentes en la matière dans le cas où on retrouvera substantiellement chez l’employeur cessionnaire les moyens qui existaient chez l’employeur cédant.
Et la faillite de l’entreprise?
Au moment où la Cour suprême du Canada rendait la décision Bibeault, l’article 45 du Code du travail prévoyait spécifiquement une réserve quant à son applicabilité en cas de « vente en justice ».
De plus, l’article 96 de la Loi sur les normes du travail, lequel traite des réclamations civiles en cas d’aliénation d’entreprise, prévoyait lui aussi une réserve en cas de « vente en justice ».
Or, tant le Code du travail que la Loi sur les normes du travail ont aboli ces réserves, respectivement en 2001 et en 2002.
La question de l’applicabilité des dispositions liées à l’aliénation d’entreprise en contexte de faillite a donc été traitée par le législateur de façon définitive.
Cependant, bien qu’une telle réserve en cas de vente en justice n’ait jamais été prévue à l’article 2097 du Code civil du Québec, on pouvait jusqu’à récemment se questionner quant à l’applicabilité de l’article 2097 en cas de faillite de l’employeur.
La décision Aéro-Photo (1961) c. Raymond[7]
La Cour d’appel, dans la décision Aéro-Photo (1961) c. Raymond, s’est récemment penchée sur l’applicabilité de l’article 2097 du Code civil du Québec en cas de faillite de l’entreprise.
Dans cette affaire, une entreprise avait acquis du syndic une division quasi complète d’une autre entreprise en faillite, en omettant cependant de rappeler au travail le requérant, qui y avait, jusqu’à la faillite, œuvré comme PDG.
Ce dernier, s’estimant maintenant lié au nouveau propriétaire par le contrat de travail qui le liait initialement à l’entreprise en faillite, a entamé un recours civil pour se faire indemniser selon les conditions de sa convention de service à la suite de leur décision d’avoir mis fin à son emploi.
Or, la Cour d’appel a statué que la faillite de l’employeur ne faisait pas automatiquement obstacle à l’application de l’article 2097 du Code civil du Québec.
La Cour d’appel nous rappelle donc que, même en cas de faillite, on devra déterminer s’il y a continuation de l’entreprise afin de déterminer si le nouvel employeur est lié par les contrats de travail en place chez l’ancien employeur, ce qui était le cas en l’espèce.
L’entreprise a donc été condamnée à verser au requérant une indemnité de fin d’emploi de plus de 650 000,00 $.
Conclusion
Reprenant les termes employés par le syndic chargé de la liquidation de l’entreprise en faillite précitée, la vente d’une entreprise en faillite sous la forme de « going concern », c’est-à-dire comme un tout susceptible d’opérer sur une base quasi immédiate, avec des employés, de l’équipement et des clients, est de nature à créer une situation dans laquelle un droit de suite en terme de relations de travail risque fort de s’appliquer.
Ainsi donc, il sera nécessaire de prendre en considération ce risque potentiel lors de l’analyse des possibilités économiques d’une telle transaction.
Source : VigieRT, octobre 2014.
1 | Code du travail, RLRQ, c. C -27. |
2 | Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1 |
3 | U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 RCS 1048. |
4 | U.E.S., Local 298 c. Bibeault, précité note 3, par 172. |
5 | U.E.S., Local 298 c. Bibeault, précité note 3, par. 172. |
6 | U.E.S., Local 298 c. Bibeault, précité note 3, par. 178. |
7 | Aéro-Photo (1961) inc. c. Raymond, 2014 QCCA 1734. |