Or, il arrive qu’un employé enfreigne ses obligations d’honnêteté et de loyauté en se plaçant en situation de conflit d’intérêts avec son employeur. Pensons simplement à l’employé qui cumulerait un second emploi chez un concurrent important de son employeur ou qui démarrerait, de manière concomitante à son emploi, sa propre entreprise dans le même secteur d’activité que son employeur. Dans de tels cas, l’employeur sera généralement justifié de prendre des mesures pouvant aller jusqu’au congédiement.
Il existe cependant des situations de conflit d’intérêts beaucoup moins évidentes à cerner, où l’employeur sera tout de même justifié d’intervenir. Qu’en est-il des fréquentations des employés à l’extérieur du travail?
Le droit d’un employeur de sanctionner un employé engagé dans une relation particulière avec une tierce personne à l’extérieur du travail est une question fort délicate.
D’une part, l’employeur peut considérer qu’un salarié se place en situation de conflit d’intérêts en fréquentant à l’extérieur du travail des individus ayant une réputation « douteuse » en raison, par exemple, de leurs antécédents judiciaires ou encore de leur appartenance à un groupe criminalisé. Il peut alors être tenté d’exiger que de telles fréquentations cessent puisqu’elles sont susceptibles de porter atteinte à l’image de son entreprise.
D’autre part, le salarié risque de s’opposer à une telle incursion dans sa vie privée en invoquant une contravention à la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte) garantissant le droit à la vie privée. Le salarié pourrait également invoquer les dispositions de la Charte interdisant toute discrimination fondée sur l’état civil si l’incursion de l’employeur concerne sa relation conjugale.
Aux fins de la présente, nous avons retenu trois décisions qui apportent un éclairage intéressant sur les circonstances pouvant justifier l’intervention d’un employeur à l’égard des relations personnelles de ses employés à l’extérieur du travail, ainsi que sur les mesures disciplinaires susceptibles d’être appliquées.
Décisions pertinentes
- Banque de commerce canadienne impériale c. Boisvert[1]
Dans cette première affaire, une superviseure-comptable travaillant au sein d’une succursale bancaire est congédiée au motif qu’elle cohabite avec un individu ayant commis des vols qualifiés dans des banques. Au soutien de sa décision, l’employeur prétend que le refus de la salariée de cesser de fréquenter l’individu entraîne une incompatibilité avec les intérêts de la banque. Plus particulièrement, l’employeur allègue que la fréquentation de la salariée avec un individu ayant des activités illégales place celle-ci en situation de conflit d’intérêts,ayant pour effet de rompre la relation de confiance nécessaire dans le cadre de l’emploi.
En première instance, l’arbitre saisi de l’affaire accueille la plainte de congédiement injustifié puisque à son avis, aucune cause juste de congédiement n’a été démontrée. Selon l’arbitre, la notion de cause juste implique nécessairement le fait personnel de la salariée, alors qu’en l’espèce, la salariée n’a commis aucun geste fautif. L’arbitre conclut donc que la salariée ne peut être en conflit d’intérêts du seul fait que son concubin a commis des gestes fautifs.
Annulant la décision de première instance, la Cour d’appel fédérale estime que l’arbitre a erré en droit. La notion de cause juste vise tous les actes d’un employé qui sont incompatibles avec l’exercice régulier et loyal de ses fonctions. Il n’est pas nécessaire de faire la démonstration d’un préjudice réel. Ainsi, la preuve d’un préjudice virtuel (potentiel) peut être suffisante pour justifier un congédiement.
Au soutien de sa décision, la Cour retient que la salariée occupait un poste-clé qui lui permettait de connaître les mesures de sécurité de la banque et qu’en conséquence, la cohabitation avec un individu ayant des activités illégales la plaçait dans une situation d’incompatibilité avec ses devoirs envers l’employeur. Une telle relation engendrait une crainte raisonnable d’un acte préjudiciable aux intérêts de l’employeur. Celui-ci était donc justifié de mettre un terme à l’emploi de la salariée sans préavis.
- Sorel-Tracy (Ville de) c. Syndicat des pompiers du Québec, section locale Sorel[2]
Dans cette seconde affaire, un pompier à temps partiel au service de la Ville de Sorel-Tracy est congédié en raison des relations qu’il entretient avec des motards criminels. L’employeur soutient qu’en entretenant de telles relations, le salarié manque à son obligation de loyauté et qu’il se place dans une situation potentielle de conflit d’intérêts, en plus de donner une image impropre du Service de la sécurité publique.
Le tribunal d’arbitrage substitue une suspension de trois (3) mois au congédiement. Dans un premier temps, le tribunal analyse l’affaire sous l’angle du droit au respect à la vie privée du salarié. Or, ce droit au respect à la vie privée n’est pas absolu, puisque selon lui, un employeur est justifié d’intervenir lorsque l’acte reproché a un lien avec le travail, tel qu’en l’espèce. Une fois le droit au respect à la vie privée écarté, le tribunal détermine si les appréhensions de l’employeur quant à un conflit d’intérêts potentiel sont raisonnables. Pour ce faire, le tribunal précise que l’analyse de la raisonnabilité des appréhensions quant à un conflit d’intérêts potentiel doit s’apprécier en regard de trois (3) critères, soit : 1) la nature des fonctions du plaignant, 2) le type de lien et 3) les autres circonstances.
D’abord, le tribunal retient qu’en raison de son poste de pompier, il existe peu de risques de conflit d’intérêts. Également, les relations entretenues avec les motards ne sont pas très étroites, se limitant plutôt à de simples connaissances. Le tribunal note également que le salarié a toujours agi au vu et au su de tous, sans cachette. Enfin, bien que ce dernier élément ne soit pas déterminant, le tribunal considère comme autres circonstances le fait que le poste de pompier soit situé dans le même établissement que le poste de police.
Au terme de son analyse, le tribunal conclut que la raisonnabilité des appréhensions de l’employeur n’a pas été démontrée. Néanmoins, une suspension de trois (3) mois est justifiée compte tenu de la faute grave qu’a commise le salarié en s’affichant publiquement avec des motards criminels, entachant ainsi l’image du Service de sécurité publique.
- Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec et Québec (ministère de la Sécurité publique)[3]
Dans cette troisième affaire, une agente de services correctionnels est congédiée en raison d’une relation personnelle qu’elle entretient avec un détenu et de son intention de ne pas remédier à la situation. L’employeur allègue qu’il s’agit d’une situation incompatible avec l’exercice des fonctions de la salariée et que celle-ci s’est placée en situation de conflit d’intérêts. Selon lui, la salariée contrevient clairement à une règle interdisant toute relation personnelle entre les agents de services correctionnels et les détenus. De son côté, la salariée invoque les dispositions de la Charte relativement à la vie privée ainsi qu’à l’interdiction de la discrimination pour des motifs illégaux.
Tout d’abord, le tribunal d’arbitrage rejette les arguments de la salariée relativement à sa vie privée ainsi qu’à l’interdiction de discrimination fondée sur l’état civil au sens de l’article 10 de la Charte. La relation entretenue par la salariée avec le détenu est une simple relation amoureuse, voire amicale, ce qui n’est pas compris dans le concept d’état civil au sens de la Charte.
Par la suite, le tribunal s’interroge quant à la raisonnabilité de l’appréhension de conflit d’intérêts de l’employeur. Pour ce faire, le tribunal retient que dans le cadre de ses fonctions, la salariée a accès à des informations confidentielles dont la divulgation est directement de nature à mettre en danger sa sécurité, celles de ses collègues, de leurs familles, des autres détenus et même de l’institution carcérale elle-même. Par conséquent, le tribunal conclut que l’apparence de conflit d’intérêts alléguée par l’employeur a été démontrée. Enfin, le tribunal estime que la règle interdisant des relations personnelles avec les détenus est légitime. Dans ces circonstances, le congédiement imposé par l’employeur était une mesure raisonnable. D’ailleurs, la Cour supérieure a confirmé cette décision en révision judiciaire.
Discussion
Il ressort de ce qui précède que l’employeur doit évaluer avec prudence l’opportunité de procéder à toute incursion dans les fréquentations de ses employés. En la matière, les situations de conflits d’intérêts ne sont pas toujours manifestes. Dans chaque cas, une analyse approfondie de la nature des fréquentations et des responsabilités de l’employé s’impose, en tenant compte de l’équilibre devant exister entre le droit de l’employeur de protéger ses intérêts et les droits fondamentaux de l’employé.
De façon générale, en dépit du droit à la vie privée de tout salarié, un employeur pourrait être justifié d’intervenir lorsque les fréquentations du salarié ont un lien avec son emploi, au point de soulever une appréhension raisonnable de conflit d’intérêts. Ainsi, une fois le lien avec l’emploi établi, les tribunaux s’interrogeront quant à la raisonnabilité des appréhensions de l’employeur concernant un conflit d’intérêts potentiel, en soupesant la nature des fonctions du salarié, son type de lien avec le tiers et les autres circonstances.
Dans l’analyse de la nature des fréquentations et du lien avec l’emploi, les tribunaux considéreront généralement le principe selon lequel l’obligation de loyauté d’un salarié envers son employeur est plus intense lorsque le salarié accède à de l’information confidentielle dans le cadre de ses fonctions ou encore lorsqu’il occupe un poste clé au sein de l’entreprise.
Enfin, lorsque l’employeur aura fait la démonstration que la relation d’un salarié avec une tierce personne est incompatible avec ses fonctions, engendrant une appréhension raisonnable de conflit d’intérêts, ce dernier sera alors justifié de sanctionner le salarié. Le congédiement pourrait alors être une mesure raisonnable si l’employé s’entête à maintenir une relation incompatible avec ses fonctions, malgré un avertissement ou une directive à l’effet contraire de son employeur.
Conclusion
En somme, une situation de conflit d’intérêts peut découler des relations qu’entretient un salarié avec certains individus à l’extérieur du travail.
L’employeur devrait toutefois faire preuve de prudence avant de s’immiscer dans les relations personnelles de ses salariés à l’extérieur du travail, compte tenu des droits respectifs des parties impliquées. De façon générale, l’employeur sera justifié de sévir lorsque la fréquentation d’un salarié le place dans une situation potentielle de conflit d’intérêts, c’est-à-dire dans une situation où il pourrait favoriser les intérêts d’une tierce personne au détriment de son employeur.
Dans un tel cas, l’importance de la sanction imposée, pouvant aller jusqu’au congédiement, sera fonction de la nature et des exigences de l’emploi concerné, des avertissements ou des directives de l’employeur, ainsi que de l’intention de l’employé de pallier ou non la situation.
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Source : VigieRT, février 2013.
1 | [1986] 2 C.F. 431. |
2 | D.T.E. 2002T-233. |
3 | D.T.E. 2006T-62. |