Par Stéphane Desjardins
Il suffisait au Grincheux d’enfiler un masque pour se transformer en être totalement désagréable et gâcher Noël. Inversement, des millions de personnes dans le monde portent un masque, invisible, pour passer une journée supportable au bureau.
Le phénomène est bien réel, et souvent insoupçonné. À une époque où la moitié des travailleuses et travailleurs québécois souffrent de détresse psychologique au travail, selon une étude réalisée par l’Université Laval en 2020, beaucoup se cachent, consciemment ou non, derrière une façade pour dissimuler ou réprimer leurs émotions ou leurs traits de personnalité, se forger un sentiment de sécurité ou se faire accepter de leurs collègues.
Ce phénomène, Jacques Coderre Lareau, CRHA, consultant sénior et vice-président chez Pratiq, un cabinet de services-conseils en gestion des RH, le connaît bien. « Tout le monde se présente au travail, peu importe le contexte, avec sa persona. On se module selon le contexte, même quand tout va bien. Au quotidien, c’est notre façon de nous présenter au monde. »
Et le masque? « Il se manifeste lorsque nous sommes en situation de détresse, ajoute-t-il. “Je vais me présenter en fonction de ce que je pense que les gens vont penser de moi, et j’agis en conséquence.” La personne qui le porte vit dans la perception d’une perception. »
Cette manifestation est souvent liée à la peur du rejet. « Beaucoup préservent leur ego, leur image, commente Diane Brunelle, CRHA, psychologue du travail et des organisations. Certains ont peur de parler de leurs émotions ou vivent dans le déni pour éviter qu’on les mette sur une voie de garage, pour ne pas manquer les promotions, pour protéger leur carrière. »
Ce n’est pas un fait isolé dans un contexte où 75 % des travailleuses et travailleurs ne parlent pas de leurs troubles de santé mentale à leur gestionnaire ou à leurs collègues, selon l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM). Et rappelons qu’une personne sur trois se sent anxieuse et isolée, publiait récemment TELUS Santé.
La peur, la nécessité économique, l’acceptation sociale et la stigmatisation sont les principales causes de la dissimulation derrière un masque. On le porte pour se sentir en sécurité, préserver son intimité, mettre des limites aux émotions qu’on souhaite projeter autour de soi.
« Quand une personne répond “Non, ça va bien” lorsqu’on lui déclare qu’elle n’a pas l’air d’aller, souvent, c’est une marque de déni ou une forme d’autocritique : la personne concernée ne sait pas ou refuse de voir sa détresse », relève Jacques Coderre Lareau.
Un problème social
La culture d’entreprise et la société participent également à cet état des choses. S’il y a une méconnaissance des problèmes de santé mentale au sein de la population, les questions financières jouent également un rôle non négligeable, alors qu’au Canada, une personne sur quatre vit d’un chèque de paie à l’autre, selon l’enquête annuelle de l’Institut national de la paie.
« Si la banque de congés de maladie est épuisée ou que l’employeur n’offre pas d’invalidité de courte durée, en cas d’arrêt de travail, la personne aboutit sur l’assurance emploi, où 55 % du salaire est assurable, souligne Diane Brunelle. Les personnes en détresse vont alors continuer à travailler. »
La peur de la vulnérabilité est largement répandue. Et le genre joue : « Les femmes sont plus portées à parler et à consulter, reprend-elle. Les hommes, eux, ne demandent pas d’aide. C’est mal vu. Ils ne se sentent pas à l’aise et se suicident davantage. »
Dans ce contexte, des collègues cachent leur détresse en souriant, en travaillant plus fort ou en accumulant les heures supplémentaires. « Ils ont l’air investis, sereins, mais ils manquent de concentration, continue Diane Brunelle. C’est le résultat d’un conditionnement issu de la peur de se faire considérer comme faible, surtout chez les hommes. Les personnes qui vivent des difficultés relationnelles sont particulièrement à risque, parce qu’elles ont perdu leur seul confident. »
La peur de la stigmatisation
Masque et stigmatisation vont de pair. Au Canada, près d’une personne sur dix (9,1 %) ayant une santé mentale de mauvaise à passable a vécu de la discrimination, selon l’ACSM. Les gens issus de la diversité (2ELGBTQI+, nouveaux arrivants, autochtones) sont plus susceptibles de présenter des problèmes de santé mentale, selon Bell cause pour la cause. Et seulement 45 % des Canadiennes et Canadiens noirs se sentent à l’abri de la discrimination au travail, selon Recherche en santé mentale Canada (RSMC).
« Des travailleurs issus de la diversité s’inventent un conjoint ou ne sont jamais disponibles pour les activités sociales, ajoute Diane Brunelle. Ils ont été harcelés à l’adolescence et ne veulent pas revivre ça au boulot. Ils s’ouvrent avec réticence. D’autres, comme les personnes neurodivergentes, sont considérées comme bizarres et le savent. »
Certaines maladies sont socialement plus nobles que d’autres. Les gens seront empathiques si vous déclarez que vous avez le cancer. À la limite, on va accepter un épuisement professionnel. On se dit que la personne s’est donnée à fond. Mais si elle déclare avoir vécu un épisode psychotique, l’entourage mettra les freins.
« Lorsqu’on parle de santé mentale dans les médias, c’est quand une personne poignarde son conjoint ou fonce dans une garderie avec son autobus », commente Diane Brunelle. Or, la vaste majorité des épisodes de santé mentale est dépourvue de violence. Il y a donc une stigmatisation de ces questions au travail.
« Il se produit un phénomène d’autostigmatisation, révèle Jacques Coderre Lareau. Les gens se disent : “Je ne peux pas croire que ça m’arrive. Je ne veux pas que les gens me voient comme ça.” Ils ne veulent surtout pas être jugés, surtout par leur gestionnaire. Ils jouent un jeu, se convainquent qu’ils ne sont pas si pire. Dans nombre d’organisations, les dynamiques jouent en défaveur des personnes qui envisagent de chercher de l’aide. C’est encore pire s’il y a des commentaires, courriels, blagues, sous-entendus désobligeants de collègues ou gestionnaires. »
Pression sociale
Dans notre société, où la performance est une valeur cardinale, entretenue par l’image projetée sur les réseaux sociaux, on perçoit les collègues à leur capacité à « livrer la marchandise ». « La personne joue alors un rôle, porte son masque pour éviter d’être marginalisée, indique le consultant. Votre emploi fait partie de votre identité. Ça ajoute de la pression quand votre milieu est peu ou pas ouvert aux manifestations de détresse. »
« Tolérance », « bienveillance », « respect » sont des mots galvaudés par les employeurs. Ils découlent souvent d’obligations légales. « Une organisation porte ces valeurs quand les dirigeants les incarnent, déclare-t-il. Les personnes en autorité doivent avoir le courage d’intervenir, malgré leur inconfort. »
Nombre de travailleuses et travailleurs portant un masque méconnaissent les programmes d’aide aux employés (PAE), malgré les affiches. Ils refusent de s’ouvrir au patron. « Mais pas nécessairement aux collègues, qui sont souvent les premiers à s’apercevoir que quelque chose cloche et à offrir de l’aide, surtout dans un milieu où les employés se sentent en sécurité », soutient Diane Brunelle.
C’est encore mieux si les gestionnaires ont reçu une formation et son suffisamment habiles pour détecter les employées et employés en détresse. Se borner à afficher le numéro » 1 800 » du PAE sur le mur ou dans l’intranet ne suffit pas. « Il faut sans cesse répéter qu’on est à l’écoute, qu’on est à l’aise d’offrir des accommodements, de la flexibilité. L’employeur doit aussi régulièrement donner des formations aux gestionnaires et aux employés. Il faut se pratiquer pour se sentir à l’aise avec ces questions. Et ça peut être gratifiant d’aider les autres », conclut Diane Brunelle.
Les effets que l'on ressent quand on se cache derrière un masque
Source : ACSM |
Stéphane Desjardins est journaliste pour l’agence 37e avenue