« La compassion, ce n’est pas juste un terme à la mode », prévient d’entrée de jeu Diane Brunelle, M. Ps., CRHA. Elle est plus que jamais nécessaire dans les organisations et doit se traduire par des gestes concrets, explique cette psychologue du travail et des organisations, qui a non seulement été clinicienne, mais aussi dirigeante d’entreprise avant de devenir conseillère en ressources humaines.
La nouvelle Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail incitera les organisations à élaborer des politiques favorisant la compassion, croit de son côté Ghislaine Labelle, psychologue organisationnelle, Fellow de l’Ordre des CRHA, présidente du Groupe Conseil SCO et médiatrice accréditée. Certaines dispositions de la loi qui entreront en vigueur en octobre 2025 imposent aux entreprises de gérer les risques psychosociaux (RPS) qui pourraient affecter la santé psychologique de leurs employées et employés.
Les RPS sont des éléments du travail qui, en raison de leur nature, sont susceptibles de nuire à l’intégrité des personnes. Ces risques se rattachent soit à la nature du travail (charge élevée, interruptions fréquentes, demandes simultanées, stresseurs technologiques, etc.), soit au contexte de travail à accomplir (faible soutien, pression à la performance, harcèlement, incivilités, manque de justice organisationnelle, etc.).
« Il s’agira de prévenir la souffrance psychologique, de la reconnaître quand elle apparaît et d’accompagner les personnes qui la subissent », résume Diane Brunelle.
C’est évidemment aux gestionnaires d’équipe que revient ce rôle, mais il faut que la stratégie provienne de la haute direction et touche l’ensemble des opérations de l’entreprise, pas simplement le service des ressources humaines.
La plus grande crainte des deux conseillères est que les organisations refusent de reconnaître l’existence de RPS en leur sein.
Pourtant, ces risques sont réels et créent de l’absentéisme. Le milieu du travail vit de grands bouleversements : volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté. Ces facteurs, connus sous l’acronyme anglais VUCA, augmentent le stress des employées et employés tout autant que celui des gestionnaires.
Les organisations se restructurent, se fusionnent, procèdent à des mises à pied, revoient leur modèle d’affaires, implantent de nouvelles technologies. La pression quant à l’atteinte des objectifs est élevée. Les tâches à accomplir se complexifient. Qu’on le veuille ou non, ces facteurs génèrent de la souffrance psychologique autant chez les employées et employés que chez les gestionnaires.
La pandémie a exacerbé cette souffrance, note Ghislaine Labelle. Le milieu du travail est devenu le théâtre d’un nombre accru de conflits, de stress, d’incivilités, de détresse. « J’ai vu des managers à bout de souffle parce qu’ils doivent travailler deux fois plus depuis qu’un collègue est en burnout, relate-t-elle. Ce n’est pas pour rien qu’on a parlé de “grande démission”. »
Avant la pandémie, on estimait qu’une personne sur cinq souffrait de problèmes de santé mentale. Aujourd’hui, selon Ghislaine Labelle, la proportion serait près d’une sur trois. Et selon des chiffres récents de l’Association canadienne pour la santé mentale, pas moins de la moitié de la population au Canada aura connu à l’âge de 40 ans un problème de santé mentale.
Empathie et action = compassion
La compassion, c’est la capacité d’être à l’écoute des membres de son équipe, de discerner les émotions qu’elles et ils ressentent au travail, de bien comprendre leurs besoins pour mieux accomplir leur tâche et, finalement, d’élaborer avec eux des solutions pour régler un problème qui a été constaté.
Attention! La compassion n’est pas de la sympathie ou de l’empathie. Elle est composée de ces postures conjuguées avec des actions concrètes.
Implanter une politique de compassion en entreprise consiste à organiser des rencontres individuelles entre la ou le gestionnaire et les membres de son équipe, au cours desquelles non seulement sera abordée la question de la performance, mais aussi ce qui est ressenti ou vécu dans leurs tâches.
Tant Ghislaine Labelle que Diane Brunelle disent que le droit à l’erreur doit être reconnu, dans la mesure où il mène à la recherche de solutions. « Le gestionnaire fait des erreurs, l’employé aussi, et il faut apprendre de ces erreurs, pas les occulter ou les pénaliser », signale cette dernière. L’essentiel est d’établir une conversation authentique avec la personne en détresse; elle se sentira ainsi écoutée, encadrée et accompagnée.
Une culture de compassion doit aussi permettre au gestionnaire de prendre des décisions concrètes qui vont accommoder la personne traversant un moment difficile. Ses tâches pourraient être temporairement réparties, sa charge réduite, l’échéancier de son projet décalé, etc.
Compassion et performance vont de pair
Y a-t-il une dichotomie entre la compassion et la performance? L’organisation d’aujourd’hui doit cultiver les deux. C’est possible si la ou le gestionnaire arrive à savoir ce qui compte vraiment pour la personne en détresse et l’entreprise. Et si elle ou il parvient à prioriser les tâches et à évoluer dans une culture organisationnelle où le fait d’aborder les besoins des employées et employés n’est pas perçu comme se plaindre.
La compassion se manifeste plus facilement en personne, estime Diane Brunelle. Mais le recours aux communications virtuelles peut aussi être bénéfique. Par exemple, une communication en ligne du président de l’entreprise dans un moment difficile ou lors d’un grand succès peut avoir un effet positif sur le personnel.
À l’ère de la diversité et de l’inclusion, la pratique de la compassion répond aux besoins d’équité et de justice entre les employées et employés. Car elle demande de ne pas juger, condamner ou pénaliser la différence. Elle suppose une ouverture à la différence.
Chose certaine, cette capacité de compassion doit faire partie du profil de compétences des gestionnaires et devenir un critère d’embauche, affirme Jacinthe Ouellet, psychologue, consultante principale et coach chez Humance. Cette capacité doit être constatée, mesurée et récompensée, selon elle. Le taux de mobilisation, le taux de rétention et le climat de travail figurent parmi les indicateurs à mesurer.
Création de valeur
Au bout du compte, la compassion crée de la valeur pour l’entreprise, fait valoir Diane Brunelle. « Chaque fois qu’on s’intéresse à un employé, cela augmente sa motivation, sa productivité, son engagement, et cela réduit son stress. »
Plusieurs études réalisées aux États-Unis et en Europe depuis le milieu des années 2010 le démontrent, notamment celle de T. Van Bommel réalisée en 2021 pour la firme Catalyst et intitulée The power of empathy in times of crisis and beyond. « Les employés qui reçoivent de l’empathie, de la compréhension et de l’aide de leurs collègues et supérieurs sont susceptibles de rester dans l’organisation pendant une longue période et de déployer tous leurs efforts au profit de l’organisation », indique le chercheur.
En 2021, dans une enquête réalisée auprès de 235 employées et employés des secteurs publics et privés, Roberto Luna-Arocas et Ignacio Danvila del Valle, de l’Université de Valence, en Espagne, ont établi un lien bidirectionnel et significatif entre compassion et performance au travail. Plus la personne est satisfaite au travail, mieux elle se surpassera.
Ce bien-être au travail contribue à diminuer l’absentéisme et le taux de roulement, car comme le démontrent d’autres études américaines, ce qui amène une personne à demeurer dans ses fonctions n’est pas tant son salaire que le sentiment d’appartenance à son équipe et le sentiment de confiance qu’elle ressent. Voilà pour une organisation, des avantages concurrentiels importants en pénurie de main-d’œuvre. Et en prime, elle récolte une humanité commune, un baume sur la détresse.