Mario Messier a été hyperconnecté avant même l’arrivée du cellulaire. Lorsqu’il était médecin à l’urgence de l’hôpital de Granby, durant les années 1980, il pouvait se faire réveiller chez lui en pleine nuit lorsque la vie d’un patient était en jeu. En revanche, il se souvient que lui et ses collègues savaient dans quoi ils s’embarquaient. Aujourd’hui, alors qu’il est directeur scientifique du Groupe entreprises en santé, il constate qu’avec l’amélioration des technologies de l’information et des communications (TIC), l’exception qu’il constituait tend à devenir une norme. « Le contrat social entre les travailleurs et leur employeur a changé de façon insidieuse, informelle », observe-t-il. « Aujourd’hui, c’est comme si tout le monde était de garde aux soins intensifs, parce qu’on s’attend à des réponses immédiates. »
De quoi préoccuper le médecin désormais spécialisé en matière de prévention en milieu de travail. À ses yeux, la prise de conscience au sujet de l’hyperconnexion s’apparente à celle qu’il observait il y a une vingtaine d’années pour les troubles de santé mentale : plusieurs patrons considéraient au départ qu’il ne s’agissait que d’un problème d’employés et ne croyaient pas que leur organisation était concernée.
Des répercussions physiques et psychologiques
Mais quelles sont les répercussions de l’hyperconnexion sur la santé? Certains problèmes physiques liés à l’utilisation abusive des appareils électroniques sont de plus en plus signalés par des ergothérapeutes, note Jean-François Biron, chercheur à la Direction régionale de santé publique (DRSP) de Montréal. Ils peuvent se manifester par des tensions au cou, des douleurs aux pouces ou d’autres troubles musculo-squelettiques. En favorisant la sédentarité, l’usage exagéré de ces appareils peut aussi engendrer de l’obésité, voire à long terme de l’hypertension et des maladies cardiaques. Des troubles du sommeil sont aussi désormais associés à la consultation d’un ordinateur ou d’un téléphone avant de se coucher. La raison est simple : par défaut, ces écrans émettent une lumière bleue. Cette dernière envoie le signal à notre corps de suspendre la sécrétion de mélatonine, une hormone qui aide à s’assoupir.
Les répercussions de l’hyperconnexion sur la santé mentale demeurent pour l’instant plus floues, mais non moins préoccupantes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a reconnu l’été dernier le trouble du jeu vidéo comme une maladie. Mais de nombreux points d’interrogation subsistent quant aux effets des nouveaux modes de communication chez les adultes. Si plusieurs reconnaissent avoir peur de rater quelque chose en se référant à l’expression anglophone fear of missing out (FOMO), il demeure trop tôt pour juger de la gravité de ce symptôme souvent associé aux outils numériques, selon Jean-François Biron.
Le chercheur à la DRSP de Montréal étudiait d’abord la dépendance au jeu, ce qui l’a mené à celle aux jeux en ligne, et finalement à la cyberdépendance. Il a ensuite tenté d’analyser plus largement l’impact de l’usage des TIC sur la santé. « Les modèles théoriques étaient absents », raconte-t-il. À son avis, cette situation empêchait les gens de bien définir les problèmes auxquels ils étaient confrontés. Il est à noter que l’Institut national de santé publique du Québec prévoit publier d’ici 2020 une étude de faisabilité d’une analyse des impacts sur la santé de l’exposition aux écrans et de l’hyperconnectivité.
Déséquilibre dans les ressources
M. Biron raffine pour sa part un modèle conceptuel sur les conséquences préjudiciables des TIC, dont il a diffusé une première ébauche dans le livre Sommes-nous trop branchés?, publié aux Presses de l’Université du Québec en 2017. Dans sa grille d’analyse, un point charnière réside dans le déséquilibre qu’elles peuvent occasionner dans les ressources monétaires, temporelles et psychologiques, essentielles pour assurer la qualité de vie d’une personne. L’enjeu de l’argent se prête moins à l’excès de télétravail, mais la question des limites de temps et de capacités cognitives se pose.
Répondre à ses courriels de travail le soir engendre probablement moins de conséquences dans la vie d’un jeune célibataire que dans celle d’une mère monoparentale, évoque-t-il. Si la culture organisationnelle valorise le comportement du premier, elle peut mettre de la pression sur ses collègues. « Quelqu’un qui ne dispose pas du même temps pourrait abuser de temps qu’il n’a pas à l’extérieur », dit-il.
Dans une superposition de deux sphères sociales, comme les outils numériques en provoquent facilement, il y a risque d’une surcharge psychologique. « On a des limites dans nos ressources cognitives », insiste Jean-François Biron. « Pour accomplir les tâches à la maison, vous avez besoin de temps, mais aussi d’être concentré. » Pour un parent, continuer à répondre à ses messages professionnels depuis la maison pourrait se traduire en des inattentions et des tensions familiales. « Si on a l’impression qu’on n’y arrive pas, cela peut créer du stress et de la détresse psychologique, qui peuvent prendre la forme, selon la personne, d’anxiété et de culpabilité. »
Stress
Des liens entre la connexion au travail à l’extérieur des heures prévues et le stress tendent à se confirmer. Dans une étude publiée en 2017 intitulée Stress in America : Coping with Change, l’American Psychological Association indiquait que 28 % des travailleurs disaient regarder constamment leur courriel de travail durant leurs journées de congé. Ces derniers rapportaient en moyenne un niveau de stress de six sur dix, qui était plus élevé que l’évaluation sur la même échelle partagée en moyenne par l’ensemble des 3500 répondants. Par ailleurs, 35 % des parents ont signalé qu’ils regardaient leur courriel de travail souvent ou constamment durant leurs journées de congé.
Marie-France Marin, chercheuse à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, rappelle que le problème ne survient pas lorsqu’un employé reçoit un message de félicitations à 20 h, mais plutôt lorsqu’un courriel signale un délai ou une tâche supplémentaire à accomplir. Une telle alerte peut engendrer chez le travailleur une impression de perte de contrôle, d’imprévisibilité, de nouveauté ou de menace à l’égo. Ces quatre déclencheurs entraînent la production d’hormones, comme l’adrénaline ou le cortisol, qui servent à mobiliser l’énergie en réponse à une menace. « Cela va affecter toute ma soirée, parce que je suis concentrée sur la menace », souligne Marie-France Marin. « Pendant ce temps, je ne suis pas concentrée sur ce qui est pertinent, ce qui devrait être mes priorités, comme aider mon enfant dans ses devoirs, faire le souper, ou préparer les lunchs. »
Puis, la nuit de sommeil en sera probablement perturbée. « Si je n’avais pas reçu des courriels en continu, le lendemain je n’aurais peut-être pas su d’avance qu’un délai s’était ajouté, mais ça ne ferait pas huit heures que je produirais ces hormones. » Marie‑France Marin nuance que la connexion permanente n’a pas toujours le même effet et que la tolérance au stress varie : certaines personnes seront moins importunées que d’autres, alors qu’une même personne peut réagir différemment selon le moment ou le contexte.
Exposition permanente
Tant Marie-France Marin que Mario Messier utilisent la comparaison avec un athlète : lorsque celui-ci s’entraîne trop et ne se laisse pas de répit pour récupérer, il risque de se blesser. Une exposition permanente à un stress lié au travail peut limiter le temps nécessaire au corps pour diminuer ses hormones sécrétées en réponse, qui empêchent le cerveau de déconstruire ses perceptions de menace, de réguler ses émotions, de trouver des solutions ou d’entrer dans l’action. « Si mon cerveau est toujours rempli d’hormones de stress, je n’ai pas cette capacité de prendre du recul », précise Marie-France Marin.
Le hic, c’est que contrairement à l’athlète, les blessures psychologiques n’apparaissent pas de manière aussi évidente. Trop poursuivre le travail à la maison peut nous rendre moins productifs, moins concentrés et moins créatifs, voire nous mener à un épuisement professionnel, ajoute Mario Messier. Néanmoins, il souligne que les heures supplémentaires constituent un élément déterminant dans les burn-out lorsqu’elles sont imposées de l’extérieur. « Si c’est volontaire, ça n’aura pas trop de répercussions négatives sur la santé. Si la personne se sent obligée, que ce soit par les règles de l’entreprise ou la pression sociale, cela devient un facteur de risque extrêmement important. », indique-t-il.
Même s’ils maîtrisent les outils de communication numériques, les jeunes travailleurs ne sont pas épargnés. « Ils semblent baigner là-dedans et y être à l’aise comme des poissons dans l’eau, mais ils peuvent s’y noyer », prévient Mario Messier. Il se réfère à l’étude de l’American Psychological Association qui dévoilait que 48 % des millénariaux se disaient inquiets de la répercussion des médias sociaux sur leur santé physique et psychologique, ce qui en faisait la génération la plus préoccupée par cet enjeu.
Mais comment poser des limites à la connexion, alors que sa perception et ses conséquences varient d’un employé à l’autre? « En 2018, c’est difficile de penser qu’on va contrôler ce que les gens font parce qu’on a tous une vie numérique. Si je mets fin à la superposition des sphères sociales, je ne vais peut-être pas tirer le meilleur », croit Jean‑François Biron. « Permettre aux gens de se déconnecter, s’ils le souhaitent, m’apparaît comme une bonne idée », ajoute-t-il.
« Toute la notion de contrôle est super importante », renchérit Marie-France Marin. Elle souligne que certaines personnes se sentiront mieux si elles envoient leurs courriels en soirée pour prendre de l’avance. À son avis, certaines entreprises européennes, dont les serveurs acheminent les courriels dans les boîtes de réception seulement le lendemain matin, explorent une piste intéressante : elles soulagent ceux qui veulent écrire leur message de la maison pour se libérer l’esprit et empêchent d’imposer cette façon de faire aux collègues qui souhaiteraient plutôt se déconnecter.