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En cas de discrimination dans l’embauche : jouer son rôle-conseil avant tout!

Par Sarah Thibodeau, avocate

6 février 2013
Sarah Thibodeau, avocate

Un CRHA ou un CRIA salarié pourrait-il dénoncer publiquement une situation de discrimination dans son organisation? La question n’est pas sans intérêt puisque, vous le savez, les membres de l’Ordre sont tenus au respect du secret professionnel. Tour d’horizon d’une problématique bien d’actualité… 

Discrimination interdite!
En matière d’emploi, l’article 16 de la Charte indique : « Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi. » 

L’obligation de loyauté
Posons-nous d’abord cette question : l’obligation de loyauté inscrite dans le Code civil du Québec impose-t-elle à un salarié l’obligation de suivre les directives d’un employeur même si, ce faisant, une violation de la Charte des droits et libertés de la personne1 est commise?  

L’obligation de loyauté est prévue en ces termes à l’article 2088 du Code : « Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail. »  

Il faut noter que l’intensité du devoir de loyauté varie en fonction du niveau hiérarchique du salarié dans l’entreprise ou des fonctions spécifiques qu’il y exerce. Ainsi, de par sa position, le dirigeant d’une entreprise n’a pas les mêmes obligations qu’un employé. Plus son poste est élevé dans la hiérarchie ou plus ses responsabilités sont importantes, plus l’obligation de loyauté de l’employé est grande. 

Toutefois, il ne faudrait pas croire qu’au nom de l’obligation de loyauté, un acte de discrimination exigé d’un salarié par son employeur devient légitime. C’est ce que nous enseigne l’affaire du Resto-bar le Surf 2. Celle-ci a clairement établi que les salariés qui exercent de la discrimination à la demande de leur employeur ne sont pas exonérés de leur responsabilité personnelle. 

Dans cette affaire, deux clients de race et de couleur noire s’étaient vu refuser l’accès à un bar de Longueuil. Les propriétaires du restaurant avaient en effet instauré une politique de bannissement général de ce type de clients en invoquant des méfaits commis par le passé par de jeunes noirs ainsi que des plaintes de la clientèle. De l’avis des propriétaires du bar, ce sont des raisons commerciales et non raciales qui justifiaient à leurs yeux la discrimination en vigueur dans leur établissement. Par ailleurs, les propriétaires souhaitaient que les employés soient dégagés de leur responsabilité à l’égard de l’application de la politique discriminatoire, puisqu’ils n’avaient eu d’autre choix que de suivre ces instructions en vertu de leur obligation de loyauté. Le Tribunal indiqua qu’il ne pouvait approuver cette prétention. Le juge s’exprime en ces termes :  

« D’une part, la violation d’un droit protégé par la Charte constitue, règle générale, une faute civile puisqu’il y a contravention aux moyens de conduite édictés par cette dernière et au devoir général de bonne conduite d’une personne raisonnablement prudente et diligente (art. 1457 C.c.Q.). 

« Or, la désobéissance à une “directive ou politique” illégale doit être considérée comme la conduite normale d’une personne prudente et diligente et non l’inverse. 

« D’autre part, le pouvoir de direction de l’employeur ne saurait s’étendre jusqu’à lui permettre d’exiger de l’employé qu’il agisse à l’encontre de la loi ou de l’ordre public. Dans un tel contexte, l’employé se doit de refuser de poser un geste illégal sinon il engage sa propre responsabilité vis-à-vis la tierce personne, victime du préjudice alors subi. L’employé conserve ses recours contre son employeur, le cas échéant. »3 

Il faut donc retenir de cette décision qu’un salarié doit refuser d’accomplir un geste ou d’appliquer une politique discriminatoire, même si son employeur l’exige. Sinon, ce salarié engage sa propre responsabilité à l’égard des personnes qui seront victimes d’un préjudice.

Il va de soi qu’une telle recommandation est plus facile à énoncer qu’à mettre en pratique et qu’elle n’est pas sans conséquence. Un employé qui refuserait de suivre les directives illégales de son employeur pourrait en subir les contrecoups dans son milieu de travail en général. L’employé pourrait être mis de côté, isolé, coupé de l’information etc. Sans compter que des mesures disciplinaires, tel le congédiement, pourraient aussi être imposées. Un employé ainsi congédié serait alors forcé de contester cette mesure devant les instances appropriées, en alléguant son illégalité et en plaidant qu’il a seulement agi en personne « prudente et diligente », comme le recommande le Tribunal des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

La dénonciation de la situation de discrimination

A) Le cas du salarié qui n’est pas membre d’un ordre professionnel
Par ailleurs, le salarié à qui l’employeur demande d’agir de façon discriminatoire, pourrait dénoncer publiquement cette situation. Mais de quelle façon et à quelles conditions peut-il le faire?

Selon la jurisprudence, il est possible pour un employé soumis au devoir de loyauté de dénoncer une situation inappropriée vécue dans une organisation (whistleblowing). Et cette exception au devoir de loyauté n’est pas limitée aux cas de culpabilité criminelle ou de fraude; elle s’étend, selon les tribunaux, « à toutes les conduites fautives de nature telle qu’elles doivent être divulguées dans l’intérêt public ».

Toutefois, un employé qui souhaite dénoncer une situation doit respecter ce qu’on appelle la « filière hiérarchique ». C’est d’ailleurs ainsi que la Cour suprême du Canada, dans la décision Merck rendue en 2005, résumait cette exigence :

« …En droit de l’emploi, selon le consensus général qui se dégage en la matière, c’est la “filière hiérarchique” qui permet le mieux de concilier le devoir de loyauté des employés et l’intérêt public assuré par la dénonciation. (…) Selon une jurisprudence constante et de longue date en matière de relations du travail, on réalise mieux l’équilibre entre ces deux objectifs en encourageant les employés “loyaux” à résoudre les problèmes à l’interne plutôt qu’à s’adresser immédiatement à la police, c’est-à-dire en faisant appel aux mesures internes avant de recourir aux mécanismes publics. »4

Traditionnellement, l’exception au devoir de loyauté du salarié et son droit de dénoncer impliquent des situations mettant en cause la vie ou la sécurité des personnes, la fraude, la commission d’un acte criminel, etc.

La jurisprudence n’est pas explicite quant à la possibilité de dénoncer publiquement les cas de discrimination en emploi tout en bénéficiant de la protection accordée au dénonciateur. Toutefois, une sentence arbitrale rendue dans l’affaire Villa d’Argenteuil5 entrouvre timidement la porte à cette possibilité. Dans cette affaire, l’arbitre rappelle les situations qui donnent ouverture au droit à la dénonciation et écrit :

« Il convient à ce sujet de mentionner tout d’abord que l’obligation du salarié de ne pas entacher la réputation de son employeur n’est pas absolue. La doctrine et la jurisprudence reconnaissent qu’en certaines circonstances particulières, commission d’actes illégaux, agissement de l’employeur préjudiciable à la sécurité, la santé de personne ou du public, un salarié peut saisir les autorités, voire l’opinion publique, de telles situations. Ainsi, un salarié ne serait pas tenu au mutisme et à la loi du silence devant des gestes contraires à l’ordre public ou pouvant, par exemple, porter atteinte à des droits fondamentaux. »6

Cette décision est intéressante et pourrait vraisemblablement être invoquée pour justifier la dénonciation d’une situation de discrimination dans l’embauche par le salarié qui en a connaissance. Toutefois, à ce jour, il ne semble pas y avoir de jurisprudence appliquant cette décision en ce sens : la prudence est donc de mise.

Donc, le salarié qui souhaite dénoncer, en plus de tenter de résoudre le problème à l’interne, doit agir avec beaucoup de prudence tant avant que pendant sa dénonciation. Il doit notamment s’assurer de l’exactitude des faits, veiller à faire une critique responsable et non alarmiste, utiliser les canaux appropriés, etc.

B) Le cas du salarié qui est membre d’un ordre professionnel (CRHA ou CRIA)
Un salarié membre d’un ordre professionnel peut-il dénoncer une situation de discrimination au même titre qu’un salarié non régi par le Code des professions? En d’autres mots, les règles relatives à l’obligation de loyauté et à la possibilité de dénoncer publiquement une situation discriminatoire sont-elles applicables de la même façon à un CRHA ou à un CRIA?

Rappelons que l’article 12 du Code de déontologie interdit aux membres de l’Ordre d’avoir recours à des pratiques discriminatoires, frauduleuses ou illégales. L’article 19(2) spécifie quant à lui que le membre doit en tout temps sauvegarder son indépendance professionnelle et notamment éviter d’accomplir une tâche contraire à sa conscience professionnelle.

Certains autres métiers, dont les policiers ou les agents de la Gendarmerie Royale du Canada, sont placés dans une situation semblable de par les lois qui encadrent leur pratique.

Ainsi, il existe une décision impliquant une policière, qui pourrait être appliquée par analogie à un conseiller en ressources humaines agréé qui constaterait des pratiques d’embauche discriminatoires dans une entreprise ou chez un client. En effet, dans l’affaire Ville de Montréal c. Fraternité des policiers et policières de Montréal Inc.7, la salariée Nataly Vachon contestait une suspension sans solde de quatre jours. Elle avait dénoncé par lettre à un journaliste l’absence de registre pour consigner les présences ou absences de pédophiles dont la Cour exige qu’ils se rapportent à intervalles réguliers à un poste de police. La sergente estimait de son devoir de dénoncer cette grave lacune au nom de la protection du public en général et des enfants en particulier. L’arbitre a estimé qu’il n’y avait pas violation de son obligation de loyauté, car la policière avait, avant de dénoncer la situation aux médias, épuisé tous les recours à l’interne. Toutefois, l’arbitre fut d’avis qu’en dénonçant publiquement la situation, elle avait manqué à son serment de discrétion. Il s’exprimait en ces termes :

« La preuve révèle que le sergent Vachon a prêté un serment de discrétion en vertu duquel elle s’engageait à ne pas révéler sans y être autorisée, quoique ce soit dont elle aurait eu connaissance dans l’exercice de sa charge.

« Par ce serment, tout officier de police s’engage à plus que la simple obligation de loyauté qui incombe à tout salarié. L’agent de la paix accepte par ce serment de ne pas révéler en aucune circonstance des faits dont il a connaissance dans l’exercice de sa profession.

« La jurisprudence est très exigeante pour le policier. Même lorsqu’il s’agit de prévenir un crime, il n’est pas autorisé à passer outre à son serment de discrétion. Évidemment, les motifs pour lesquels le policier contrevient à son obligation de discrétion sont des facteurs pertinents quant à la ils ne le sont pas pour ce qui concerne son obligation elle-même.

« Même si je suis d’avis que le sergent Vachon n’a pas contrevenu à son obligation de loyauté, il demeure qu’elle a enfreint son serment de discrétion. Mais considérant l’ensemble des circonstances, notamment sa motivation, sa bonne foi, son dossier disciplinaire vierge, j’estime qu’une réprimande doit être substituée à sa suspension d’une journée. »8

Comme on le peut voir, si un salarié est tenu au secret professionnel, il lui est impossible de dénoncer les pratiques discriminatoires de son employeur ou de les critiquer publiquement sans enfreindre ses obligations déontologiques et mettre en cause sa responsabilité professionnelle. La sanction imposée par le comité de discipline de son ordre professionnel pourrait toutefois être peu sévère, compte tenu du contexte.

Pour illustrer, un petit exemple pratique!

Membre de l’Ordre, Mélanie est conseillère en dotation dans une entreprise de sécurité. Elle reçoit de son patron le mandat de recruter dix nouveaux installateurs de systèmes d’alarme commerciaux pour faire face à la demande grandissante des clients dans ce secteur. Certains des clients de l’entreprise, invoquant des raisons de sécurité, exigent que les installateurs de système d’alarme ne soient pas d’une « autre origine ». Le patron de Mélanie lui demande donc, pour satisfaire sa clientèle, de s’assurer de ne pas recevoir en entrevue des candidats dont le nom évoque des pays lointains…

Mélanie pourrait...

Conséquence possible (non exhaustif)

...suivre les directives de son patron sans lui faire de mise en garde quant à l’illégalité de cette façon de faire.
  • Mélanie conserverait son emploi à court ou à moyen termes.
  • Mélanie risquerait d’engager sa responsabilité professionnelle si son employeur estimait qu’il n’a pas été bien conseillé sur le caractère illégal de la mesure et les conséquences possibles.
  • Si l’employeur est condamné à payer des dommages et intérêts, il pourrait par la suite intenter un recours contre Mélanie pour récupérer ces sommes.
  • Mélanie risquerait d’engager sa responsabilité personnelle pour avoir appliqué la directive illégale.
  • Mélanie risquerait de faire l’objet d’une poursuite disciplinaire par l’Ordre si une plainte était faite à son sujet au syndic.
…mettre l’employeur en garde quant à l’illégalité de la mesure, mais suivre néanmoins les directives.
  • Mélanie conserverait son emploi à court ou à moyen termes.
  • Mélanie risquerait de faire l’objet d’une poursuite disciplinaire par l’Ordre si une plainte était faite à son sujet au syndic. Toutefois, la sanction imposée par le comité de discipline pourrait être moins sévère que si elle n’avait fait aucune mise en garde.
  • Mélanie risquerait d’engager sa responsabilité personnelle ou professionnelle pour avoir appliqué la directive illégale.
  • Mélanie pourrait réussir à influencer son employeur pour qu’il n’adopte pas de pratique discriminatoire dans l’embauche.
...mettre l’employeur en garde quant à l’illégalité de la mesure et refuser de suivre les directives.
  • En raison de ce qui pourrait être perçu comme de l’insubordination, Mélanie pourrait subir plusieurs conséquences allant des relations de travail plus difficiles (ex. : isolement, représailles, climat de tension) à des mesures disciplinaires (ex. : congédiement).
  • Mélanie serait à l’abri d’une poursuite en responsabilité personnelle ou professionnelle pour avoir refusé d’appliquer la directive illégale.
  • Mélanie pourrait réussir à influencer son employeur pour qu’il n’adopte pas de pratique discriminatoire dans l’embauche.
...refuser de suivre les directives et dénoncer publiquement la situation.
  • En raison de ce qui pourrait être perçu comme de l’insubordination, Mélanie pourrait subir plusieurs conséquences allant des relations de travail plus difficiles (ex. : isolement, représailles, climat de tension) à des mesures disciplinaires (ex. : congédiement).
  • Mélanie pourrait faire l’objet d’une poursuite en dommages et intérêts pour diffamation à l’encontre de l’entreprise.
  • Mélanie serait à l’abri d’une poursuite en responsabilité personnelle ou professionnelle pour avoir refusé d’appliquer la directive illégale.
  • Mélanie risquerait de faire l’objet d’une poursuite disciplinaire par l’Ordre si une plainte était faite à son sujet au syndic (violation du secret professionnel).
...quitter l’entreprise de son propre chef.
  • Mélanie devrait se trouver un autre emploi.
  • Mélanie pourrait subir une perte économique si elle ne trouvait pas un autre emploi aussitôt. Au contraire, elle pourrait ne subir aucun contrecoup financier si un autre emploi était aussitôt trouvé.
  • Mélanie serait à l’abri d’une poursuite en responsabilité personnelle ou professionnelle parce qu’elle n’a pas appliqué la directive illégale.
  • Mélanie serait à l’abri d’une poursuite disciplinaire par l’Ordre.

En conclusion
Comme on le constate, les différentes possibilités qui s’offrent à Mélanie ne sont pas sans conséquence. S’il faut retenir une chose de ce cas pratique, c’est que l’exercice du rôle-conseil par le membre est une fonction extrêmement importante dans de telles situations. D’un point de vue déontologique, un membre qui constate un cas de discrimination dans l’embauche ne peut se contenter de refuser d’exécuter le mandat, sans autre explication.

En effet, il se doit d’informer son employeur des risques inhérents et prévisibles associés au fait de procéder à de la discrimination dans l’embauche, tels les risques de poursuites et les pénalités qui peuvent être imposées, sans oublier les retombées négatives d’une mauvaise couverture médiatique si la pratique discriminatoire et illégale était rendue publique (article 39 du Code de déontologie).

Dans le contexte actuel de l’emploi qui pose le défi quotidien d’attirer, de mobiliser et de conserver les talents, des pratiques d’emploi justes et qui respectent les lois en vigueur sont incontournables. En tant que CRHA ou CRIA, vous pouvez donc jouer un rôle important en conseillant adéquatement votre employeur sur ces questions afin de lui permettre de devenir – ou de demeurer – un employeur de choix!

1 L.R.Q., c. C-12.
2 Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. 2314-4207 Québec inc. (Resto Bar le Surf) 2007 QCTDP 9 (Azimut)
3 Précité, note 2, para. 44 à 47.
4 Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section locale 771 [2005] 3 R.C.S. 425 para. 16 à 23.
5 Villa d’Argenteuil 1996 inc. et Union des employées et employés de service, section locale 800 (T.A., 2002-02-12), SOQUIJ AZ-02141123, D.T.E. 2002T-446 .
6 Précité, note 5, à la page 40.
7 AZ-50377310 (Azimut)
8 Précité, note 7, aux para. 48 à 51.


Sarah Thibodeau, avocate