En 2023, une équipe de recherche franco-québécoise s’est penchée sur la question dans le Journal of Small Business and Enterprise Development[1]. Josée St-Pierre, Pierre-André Julien et Nazik Fadil apportent un éclairage précieux dans le secteur manufacturier québécois. « Ce secteur est probablement le plus complexe et cela va se refléter sur les pratiques RH notamment », précise en entrevue Josée St-Pierre, professeure titulaire au département Finance et économique de l’Université du Québec à Trois-Rivières, et coautrice de l’étude.
Incertitude, turbulence… Quelle est la différence?
« L'incertitude, c'est quelque chose qui existe toujours. C'est un continuum : ça va de pas du tout à énormément. C’est aussi contextuel : on va parler d'incertitude environnementale, d'incertitude commerciale, d'incertitude financière. La turbulence, ce sont des variations importantes et fréquentes. Les données boursières, c'est le meilleur exemple. La prévisibilité devient très, très difficile. Ce sont des situations qui méritent plus d'attention parce qu'on peut se retrouver en difficulté après », explique Josée St-Pierre.
Des perceptions et des profils variés
Plutôt que de considérer l'incertitude comme une variable objective et uniforme, les auteurs ont adopté une perspective comportementale, reconnaissant que l'incertitude est avant tout une perception qui varie selon les individus.
« L'attitude des gens face à l'incertitude, le confort qu'ils ont dans des situations où il y a beaucoup de nouveauté, la prise de risques, ce sont des éléments à considérer, dans un contexte où l'on a des décisions à prendre et qui engagent l’entreprise pour le futur », précise Josée St-Pierre. « Le fait d’être inconfortable avec l’incertitude n’est pas un indicateur de sous-performance! Les entrepreneurs choisissent leurs projets et leurs stratégies selon le degré d’incertitude qu’ils sont prêts à accepter et façonnent leur organisation en conséquence », ajoute toutefois la professeure.
En s'appuyant sur une vaste enquête téléphonique menée auprès de 583 personnes à la direction de PME, l’équipe de recherche a déterminé trois profils distincts permettant de regrouper les PME selon l’ampleur de l’incertitude perçue de leur environnement d’affaires : faible (253 entreprises), modérée (225) et forte (105).
Fait surprenant : ce ne sont pas les caractéristiques personnelles des entrepreneurs (âge, genre, formation) ni les caractéristiques structurelles de leurs entreprises (taille, âge) qui influencent les différences observées, mais plutôt leurs comportements stratégiques et organisationnels. C’est d’ailleurs l'orientation entrepreneuriale qui est l'une des dimensions les plus révélatrices. « Les entrepreneurs opérant dans des contextes à très forte incertitude environnementale manifestent la plus forte orientation entrepreneuriale et ont obtenu les scores les plus élevés pour les trois dimensions [innovation, prise de risque et proactivité]», constatent les scientifiques.
Mais alors, concrètement, quoi faire en période d’incertitude?
Applications pratiques pour les gestionnaires de PME
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Développer la veille stratégique
« La meilleure réponse à l’incertitude? C'est l'information. Plus notre bassin de connaissances est vaste, plus on est à l’aise avec de l’information nouvelle et changeante, alors plus on va être en mesure de prendre des décisions éclairées », déclare la professeure.
Pour collecter et analyser l’information, il est conseillé notamment de développer et de mettre en place des outils numériques de surveillance active des marchés, d’analyse systématique des données clients, de développer des réseaux ou encore de participer à des groupes sectoriels d'échange d'information.
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Favoriser la diversité culturelle
Il faut voir la diversité culturelle au-delà de la simple question d'équité ou d'image, davantage comme un investissement stratégique.
« Les entreprises évoluant dans des environnements à incertitude perçue comme modérée ont un pourcentage plus élevé de personnes dans leurs équipes de direction qui sont familières avec les cultures étrangères [immigration, voyages, multilinguisme, interactions avec d’autres cultures] et qui contribuent ainsi à assurer une certaine diversité de connaissances », apprend-on dans l’étude.
En plus de pouvoir aborder les problèmes sous des angles différents, la diversité culturelle permet d'accéder à des réseaux internationaux précieux.
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Adapter l'approche d'innovation
Les PME qui opèrent dans des domaines où l’incertitude est forte (p. ex. secteurs technologiques) doivent être alertes sur le renouvellement des informations et des connaissances qu’elles doivent posséder pour répondre aux besoins du marché. Cela les amènera à innover continuellement pour conserver leur position. Il en est de même pour celles qui décident de vendre leurs produits à l’étranger et peuvent faire face à une concurrence plus vive.
Mais attention : « Une PME, qui est dans le groupe où il y a le plus d'incertitude et qui exporte en plus grande proportion, n'est pas nécessairement meilleure que celle qui veut rester locale. La meilleure entreprise, c'est avant tout celle qui atteint ses objectifs », avertit Josée St-Pierre.
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Renforcer la formation continue
Et si l’on repensait la formation continue non plus comme une (simple) obligation légale ou un avantage social, mais comme un véritable outil stratégique? « L’incertitude est vivante, dynamique, il faut adopter des comportements flexibles. Développer la capacité d'apprentissage va amener de la flexibilité », fait savoir la professeure.
Les programmes de formation devraient être conçus pour développer spécifiquement la capacité d'adaptation des équipes et leur aptitude à traiter l'information nouvelle. Car plus les employées et employés actualisent leurs connaissances, meilleure sera leur capacité d’absorption de nouvelles informations.
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Recruter des profils diversifiés
Les professionnelles et professionnels RH ont un rôle crucial à jouer dans la diversification des profils au sein de l'entreprise. L’étude les invite à « favoriser l'embauche de personnel aux profils variés et ayant des expériences dans de multiples contextes culturels ». La diversité des parcours, des expériences et des perspectives devient un avantage concurrentiel pour découvrir de nouvelles perspectives et ainsi résoudre des problèmes complexes.
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Développer le réseautage et les collaborations
En se mettant en contact avec d’autres acteurs socioéconomiques, on acquiert de nouvelles informations. «Les réseaux aident à anticiper le changement avant qu’il se produise, à reconnaître les occasions et les innovations potentielles », expliquent les scientifiques.
L’Ordre propose ainsi quelques extrapolations de contributions pour les professionnelles et professionnels RH :
- Structurer des programmes de mentorat croisé avec d'autres organisations pour élargir les réseaux professionnels. Cependant, « il faut essayer de respecter une certaine homophilie pour que les croisements soient efficaces, de mettre ensemble des gens qui ont quelque chose en commun », complète Josée St-Pierre.
- Développer des politiques de mobilité et d'échange de personnel entre services ou entreprises partenaires.
- Former aux compétences relationnelles nécessaires au réseautage efficace.
Finalement, « l'incertitude ne doit pas faire peur, elle fait partie de notre réalité », reconnaît Josée St-Pierre. Il faut savoir l’apprivoiser. Et c’est en étant proactifs, en anticipant les changements et en se réajustant continuellement, que les professionnelles et professionnels RH assurent la résilience et la pérennité de leurs organisations en contexte de forte incertitude environnementale.
Les conclusions de cette étude sur le secteur manufacturier sont-elles généralisables aux autres secteurs? « D’une certaine façon oui. On ne fait pas l'étude du manufacturier comme telle. On analyse les réactions des entrepreneurs, des équipes de direction de PME, qui doivent prendre des décisions dans des contextes variés d’incertitude et donc, sans assurance sur l’issue de celles-ci.», nuance la chercheuse.