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Intoxication et formes de cancer

Le Tribunal adhère au courant jurisprudentiel qui assimile certaines formes de cancer à une intoxication, s'il est démontré que l'exposition à une substance toxique est suffisante pour en être la cause; cette preuve a été faite en l'espèce et le travailleur bénéficie de la présomption de maladie professionnelle pour les diagnostics d'intoxications répétées à des solvants et de leucémie myéloïde aiguë à chromosome Philadelphie.
30 juillet 2025

Intitulé

Marchands de bonbonnes et Bertrand, 2025 QCTAT 1768

Juridiction

Tribunal administratif du travail, Division de la santé et de la sécurité du travail (T.A.T.), Lanaudière

Type d'action

Contestation par l'employeur d'une décision ayant déclaré que le travailleur avait subi une lésion professionnelle. Contestation rejetée. Contestation par l'employeur d'une décision relative à un partage des coûts. Contestation rejetée.

Décision de

Marie-Pierre Dubé-Iza, juge administrative, et Dre Martine Martin, assesseure

Date

28 avril 2025


Pendant 6 ans, le travailleur a exercé des fonctions dans une entreprise de nettoyage et de remplissage de bonbonnes de propane ainsi que d'application de peinture. Alors qu'il occupait un poste de superviseur depuis 3 ans, il a produit une réclamation pour des diagnostics d'«intoxications aiguës à répétition à des solvants» et de «leucémie myéloïde chronique en phase blastique en relation avec exposition importante à des solvants». La CNESST a accepté sa réclamation. L'instance de révision a confirmé cette décision. La CNESST a imputé au dossier financier de l'employeur le coût des prestations de la maladie professionnelle.

Décision

Les diagnostics à l'appui de la réclamation du travailleur ont été posés antérieurement à l'entrée en vigueur de la Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail. Ce sont donc les anciennes versions des articles 29 et 30 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) qui s'appliquent. Le médecin à la clinique de médecine du travail et de l'environnement a été consulté par le travailleur à la demande de son hématologue, et ce, pour qu'il évalue la relation entre la leucémie diagnostiquée et des expositions chimiques au travail. Il a agi le premier à titre de professionnel de la santé qui a charge étant donné que c'est lui qui a été l'instigateur du volet médicolégal du dossier et qui était le plus en mesure de répondre aux demandes d'informations de la CNESST, notamment quant au diagnostic d'intoxications, lequel est au centre de la réclamation du travailleur. Cette conclusion ne signifie pas que l'hématologue traitant ne pouvait agir, à son tour, à titre de professionnel de la santé qui a charge à un autre moment.

L'employeur remet en cause la validité et le bien-fondé du diagnostic d'intoxications aux solvants. Sa demande revient à contester indirectement une question d'ordre médical qui lie le Tribunal. Le bien-fondé du diagnostic d'intoxications aiguës ne repose pas sur une question de crédibilité, et soutenir une telle affirmation revient à attaquer la crédibilité et l'intégrité du professionnel de la santé qui a charge en insinuant qu'il aurait soufflé au travailleur les symptômes à rapporter. Affirmer que le professionnel de la santé qui a charge fonde exclusivement son diagnostic sur les «déclarations subjectives du travailleur» ou sur des «informations potentiellement biaisées et subjectives» et «sans corroboration objective» constitue une opinion sur son travail d'analyse qui ne repose pas sur la preuve.

Le diagnostic de cancer s'est précisé au fil du temps. Le diagnostic de leucémie myéloïde aiguë avec chromosome Philadelphie (LMAPh+) a été soumis à la CNESST, qui n'a pas jugé nécessaire de rendre une décision pour actualiser le dossier. Conformément à Larcher et Acoustique S. Mayer (T.A.T., 2017-04-03), 2017 QCTAT 1673, SOQUIJ AZ-51381136, 2017EXPT-760, le Tribunal peut se saisir de ce diagnostic. Le bien-fondé du diagnostic de LMAPh+ est appuyé par la preuve médicale et scientifique administrée. En outre, la littérature médicale récente soutient l'hypothèse que la présentation clinique du travailleur correspond finalement au diagnostic de LMAPh+, qui demeure une entité rare, mais reconnue dans la littérature médicale à jour. Ce n'est plus une classification provisoire depuis 2022. Certaines caractéristiques cliniques, morphologiques et cytogénétiques permettraient de différencier la LMAPh+ de la leucémie myéloïde chronique en phase blastique d'emblée, même si elles ne sont pas encore officiellement acceptées. Il demeure toutefois que le diagnostic de LMAPh+ est bien celui qui a été retenu par l'hématologue. Le Tribunal actualise donc le diagnostic de myéloïde chronique en phase blastique en le remplaçant par celui de LMAPh+.

Quant au fond, parmi les diagnostics qui lient le Tribunal, seul celui d'intoxication fait expressément partie de l'énumération se trouvant à l'annexe I LATMP. Cependant, un courant jurisprudentiel assimile certaines formes de cancer à une intoxication s'il est démontré que l'exposition à une substance toxique est suffisante pour en être la cause. Le présent tribunal adhère à ce courant. Cette interprétation est renforcée par l'ajout du législateur d'une plus grande protection des maladies oncologiques maintenant prévue au Règlement sur les maladies professionnelles entré en vigueur le 6 octobre 2021, compte tenu des connaissances scientifiques et médicales récentes.

Le travailleur bénéficie de la présomption pour les diagnostics d'intoxication et de LMAPh+. Il a été exposé à différents agents chimiques, soit le xylène, le solvant Stoddard, l'éthylbenzène, le diisobutyle cétone, l'éthanol, l'acétone, l'acétate d'éthyl, le méthyl isobutyle cétone, l'acétate de butyle normal, le toluène et le méthanol. L'expertise en épidémiologie déposée par le travailleur énonce que «tous ces agents chimiques font partie de la catégorie hydrocarbures aromatiques, aliphatiques et alicycliques», soit des agents chimiques mentionnés au paragraphe 12 de la section I de l'annexe I LATMP. L'expert du travailleur affirme aussi que certains agents chimiques sont mentionnés au paragraphe 11 de la section I de l'annexe I LATMP, étant des composés toxiques organiques de l'oxygène.

L'employeur prétend que, pour conclure à une intoxication au sens de l'article 29 LATMP, il n'est pas suffisant d'inférer l'existence d'une intoxication du seul fait de l'exposition et il soumet de la jurisprudence à cet égard voulant que le Tribunal doive trouver des signes d'intoxication à l'aide de marqueurs biologiques et des signes d'altération associés à la toxicité de la substance impliquée. Avec respect pour l'opinion contraire, cela revient à mettre en doute le diagnostic d'intoxication posé par le professionnel de la santé qui a charge, lequel estimait par ailleurs trouver de tels signes. Exiger du travailleur une preuve du bien-fondé du diagnostic posé par le professionnel de la santé qui a charge ajoute à son fardeau de preuve, ce qui n'est pas l'objectif de la présomption. L'employeur ne remet pas en question une exposition dans l'usine aux agents chimiques énoncés par la Direction de santé publique (DSP). Cependant, il estime que les mesures prises en basse saison ne sont pas représentatives. Le Tribunal ne peut pas utiliser les mesures effectuées après que les changements recommandés par la DSP ont été effectués. En effet, l'exposition n'était plus la même que lorsque le travailleur était à l'emploi. Le Tribunal ne peut s'appuyer sur de la jurisprudence pour inférer que, dans le présent dossier, en période de forte production, avant les changements apportés par l'employeur et avec les portes de garage ouvertes, les concentrations auraient été acceptables et non susceptibles de provoquer une intoxication.

L'argument de l'employeur voulant que la preuve de l'effet cancérigène des agents chimiques n'ait pas été administrée n'est pas retenue. La littérature scientifique récente permet de conclure aux propriétés cancérigènes de certaines substances auxquelles a été exposé le travailleur, dont le benzène. L'expert de l'employeur n'a pas démontré que le benzène était complètement absent des produits utilisés à l'usine. Même si une lettre du fournisseur certifie qu'il n'y a pas de benzène dans la peinture utilisée et que celui-ci n'est pas rapporté dans les fiches signalétiques des différents produits, on peut voir dans la monographie sur le benzène et dans différentes études que cette substance peut se retrouver en petites quantités comme composant résiduel ou contaminant, notamment dans le toluène ou le xylène. Ces petites quantités ne sont pas signalées dans les fiches. Certaines études ont démontré qu'il n'y aurait pas de valeur seuil d'exposition cumulative au-dessous de laquelle il n'y a aucun risque, que des produits contenant moins de 0,1 % de benzène pouvaient potentiellement produire des niveaux de concentration de benzène dans l'air qui excèdent les limites d'exposition occupationnelle ou encore que l'exposition par inhalation ou voie cutanée pouvait survenir avec l'utilisation de solvants contenant de très faibles concentrations de benzène, là où les concentrations dans l'air étaient en dessous des limites de détection. L'expert de l'employeur ne démontre pas que les mélanges complexes de divers solvants utilisés par le travailleur ne peuvent être associés à la leucémie. En effet, le xylène (classé 3) ou l'éthylbenzène (classé 2B), le méthyl isobutyle cétone (classé 2B) comme composants de la peinture ou encore le toluène (classé 3) présent dans le diluant peuvent être possiblement cancérigènes pour l'humain ou inclassifiables, car il n'y a pas encore de données sur ces produits pour établir une association. Le méthanol (et ses métabolites comme le formaldéhyde) contenu dans le diluant a un potentiel de génotoxicité. Une autre étude démontre que, pour les néoplasies myéloïdes, les effets les plus forts étaient apparents pour les syndromes myélodysplasiques et la leucémie myéloïde aiguë survenant dans les 10 ans après le diagnostic suivant l'exposition, et pour une première exposition survenant entre 2 ans et moins de 10 ans avant l'âge de 30 ans, ce qui semble être le cas pour le travailleur. L'employeur échoue à repousser la présomption. La preuve aurait permis de conclure que les pathologies sont en relation avec les risques particuliers du travail au sens de l'article 30 LATMP. Par conséquent, le travailleur a subi une lésion professionnelle. Ayant exercé un travail susceptible d'engendrer sa maladie uniquement chez l'employeur, ce dernier est imputé de la totalité des coûts.