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Accusations criminelles de fraude VS lien objectif entre celles-ci et un emploi

Les accusations criminelles de fraude visant le plaignant ont été l'un des motifs véritables de son congédiement; l'employeur échoue à démontrer l'existence d'un lien objectif entre celles-ci et l'emploi de chef d'équipe des ventes et en recrutement.
18 novembre 2024

Intitulé

Niphakis c. Indeed Canada Corp., 2024 QCTAT 3315

Juridiction

Tribunal administratif du travail, Division des relations du travail (T.A.T.), Montréal

Type d'action

Plainte en vertu de l'article 124 de la Loi sur les normes du travail (L.N.T.) à l'encontre d'un congédiement — accueillie.

Décision de

Geneviève Drapeau, juge administrative

Date

17 septembre 2024


Décision

Le plaignant occupait un poste de chef d'équipe des ventes dans une entreprise exerçant ses activités dans le domaine du recrutement — en novembre 2022, il a été arrêté par la police en lien avec des accusations de fraude — en décembre suivant, l'employeur a effectué des recherches et a appris l'existence de jugements civils qui avaient condamné le plaignant à payer une somme d'environ 1 million de dollars pour fraude — il a suspendu ce dernier avec salaire afin de procéder à une enquête — au terme de celle-ci, il a congédié le plaignant — les conditions donnant ouverture au recours en vertu de l'article 124 L.N.T. ont été démontrées — l'employeur échoue à convaincre le Tribunal que le plaignant a commis une faute grave justifiant son congédiement — pour bénéficier de la protection prévue à l'article 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne, le plaignant doit établir qu'il a des antécédents judiciaires, qu'il a subi des représailles dans le cadre de son emploi et que ses antécédents sont le motif réel ou la cause véritable de cette pénalisation — lorsque ces conditions sont remplies, l'employeur a le fardeau de démontrer l'existence d'un lien entre les accusations et la nature de l'emploi occupé par le plaignant — même si, au moment de son congédiement, ce dernier ne faisait l'objet d'aucune condamnation criminelle, le premier critère est rempli — le plaignant était à ce moment visé par des accusations criminelles et attendait de subir son procès — il ne fait aucun doute que son congédiement constitue une forme de représailles subies dans le cadre de son emploi — il reste à déterminer si les accusations criminelles ont été le motif réel ou la cause véritable de son congédiement.

Le plaignant n'a pas à prouver que les accusations criminelles constituent la seule raison de la mesure — il doit toutefois démontrer qu'il s'agit à tout le moins de l'un des motifs véritables de son congédiement — il n'est pas contesté que celui-ci était un employé exemplaire et que son dossier disciplinaire était vierge — en ce sens, le congédiement ne peut qu'être relié aux jugements civils antérieurs ou aux accusations criminelles déposées contre lui — les jugements civils et les accusations criminelles sont interreliés tant par la nature de l'infraction reprochée, soit la fraude, que par le comportement de l'employeur durant le processus ayant mené au congédiement — même la lettre de congédiement porte à interprétation — les jugements civils ne constituent pas la cause réelle du congédiement — ce sont les accusations criminelles qui ont été l'élément déclencheur de l'enquête et qui, au surplus, ont fait en sorte que l'employeur a décidé de mettre fin à l'emploi du plaignant — le Tribunal souligne que, même s'il avait déterminé que la décision de congédier le plaignant était liée aux jugements civils le visant, la preuve ne permet pas de conclure que ceux-ci constituent une cause juste et suffisante — les gestes reprochés au plaignant dans les jugements civils ont eu lieu avant que celui-ci ne soit engagé et, au moment de son congédiement, le plaignant était un employé depuis plus de 4 ans sans qu'aucun problème soit survenu — l'employeur ne fait ressortir aucun lien rationnel et objectif entre les gestes de fraude et l'emploi de ce dernier — il n'a pas non plus démontré que les condamnations civiles auraient eu un effet négatif sur les tâches du plaignant ni qu'elles auraient causé un réel problème.

L'employeur n'a pas fait la preuve d'un lien objectif entre l'infraction de fraude dans un contexte immobilier et l'emploi du plaignant — les tâches de ce dernier se limitaient essentiellement à trouver des clients et à assister ceux-ci dans leur processus de recrutement — en tant que chef d'équipe, le plaignant assistait ses coéquipiers et s'assurait que son équipe atteigne les objectifs de vente — le plaignant n'avait pas à manipuler de l'argent ni à conseiller ses clients à cet égard ou en ce qui concerne le domaine de l'immobilier — l'employeur n'a pas établi que l'arrestation et la publicité ayant entouré celle-ci lui avaient causé du tort, avaient nui à son image ou avaient eu une incidence sur sa clientèle — la preuve ne démontre pas non plus de risque de récidive puisque le plaignant ne manipulait aucun placement financier de l'entreprise, et l'employeur n'exerce pas ses activités dans le domaine de l'immobilier — le poste occupé par le plaignant n'était pas réglementé ni soumis à des exigences déontologiques ou éthiques particulières.

L'employeur prétend que le plaignant a manqué à son obligation d'honnêteté et de loyauté en ne lui divulguant pas, au moment de l'embauche, les poursuites civiles le visant ni, par la suite, les jugements rendus dont il faisait l'objet — il ressort de la preuve que l'employeur n'a pas directement posé la question concernant les poursuites civiles lors de l'entrevue d'embauche — il n'a pas non plus fait de recherches dans le plumitif civil ni sur le Web — la question de la divulgation des procédures et des jugements civils n'a pas été abordée par l'employeur avec le plaignant lors de l'enquête ayant mené au congédiement — puisque les poursuites et les jugements civils n'ont aucun lien avec l'emploi et concernent strictement la vie personnelle du plaignant, celui-ci n'avait pas à les dévoiler à l'employeur — ce dernier soutient que l'omission du plaignant de l'informer au moment de son arrestation des accusations criminelles le visant allait à l'encontre de son obligation de loyauté prévue au contrat de travail et que, conformément à celui-ci, il pouvait mettre fin à l'emploi — il n'était toutefois pas question de «condamnation», tel que cela est prévu au contrat de travail, mais simplement d'accusations — le plaignant a le droit d'être présumé innocent et l'employeur ne peut invoquer cette clause — la Charte des droits et libertés de la personne prévoit par ailleurs que «nul ne peut, dans un acte juridique, stipuler une clause comportant discrimination» et qu'une «telle clause est sans effet» — l'employeur ne pouvait, par l'ajout d'une clause dans un contrat de travail, limiter les protections prévues à la charte — il ne pouvait invoquer cette clause que dans la mesure où il démontrait un lien objectif et rationnel entre l'infraction ou l'acte criminel et l'emploi occupé par le plaignant, ce qu'il n'a pas fait — l'employeur n'ayant pas convaincu le Tribunal de la présence de circonstances exceptionnelles qui rendent la réintégration du plaignant impossible, celle-ci est ordonnée.