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Éthiques rencontrés en contexte de crise pandémique : pistes d’apprentissage pour demain

Cet article est le résultat d'un projet de recherche mené entre janvier et juin 2022 auprès de cadres canadiens et européens. Son objectif est d'explorer les enjeux éthiques rencontrés ou à venir dans leur propre organisation.
27 février 2023
Caroline Coulombe | Jonathan Harvey

Le 1er octobre 2022 (Radio-Canada, 2022), le gouvernement canadien officialisait la levée de plusieurs mesures sanitaires liées à la gestion de la pandémie de COVID-19. Les mois traversés au gré des rajustements sanitaires (CRHA, 2021) ont laissé des traces qui ne sont pas à négliger dans notre compréhension actuelle des enjeux organisationnels, auxquels nous faisons face au quotidien, et qui continueront de se manifester au fil des prochains mois. Notre équipe de recherche a tenu cinq ateliers d’étude avec près de 80 cadres canadiens et européens entre les mois de janvier et juin 2022 afin de faire émerger et de réfléchir aux enjeux éthiques rencontrés ou à venir dans leur propre organisation. Cette deuxième vague de collecte de données suivait celle de 2021 portant sur les leçons apprises de la pandémie et qui ont fait l’objet d’une publication dans le livre « Gouverner en temps de pandémie » (Bernier et al., 2022).

Les interactions entre les institutions mondiales, les paliers gouvernementaux, les organisations et les individus étaient multiples et complexes. Ces derniers ont généré des discussions autour des répercussions éthiques comme l'a démontré le débat sur les applications de traçage (Samuel et Lucivero, 2022; Boersma et al., 2022; Brakel et al., 2022), les conséquences dans l'imposition de codes et de normes (Samuel et Lucivero, 2022) dans le monde de l'entreprise ou dans les institutions de santé, dans les politiques de rationnement (McGuire et al., 2020), dans la prise de décision des entreprises (Larres et Kelly, 2021), la gouvernance gouvernementale (Chow et al., 2022) et d'entreprise, l'effet ressenti par les employés délaissés (Kong et Belkin, 2022), le choix entre viabilités économiques et épargner des vies (Jain et al., 2022) et aussi dans des contextes organisationnels de recherche (Romero et Young, 2022).

L’analyse des discussions tenues avec les 80 cadres de la francophonie provenant d’autant d’organisations a fait émerger quatre catégories d’enjeux éthiques rencontrés par les ressources humaines, les cadres et leur gouvernance. Nous soulignons que les propos suivants proviennent d’une importante et rigoureuse collecte de données qui ont été partagées lors d’un colloque académique et d’une entrevue diffusée en Europe. Cependant, l’aspect qualitatif émergent ne permet pas la généralisation des conclusions. Nous proposons aux lecteurs d’adopter une posture réflexive pluraliste (Dreyfus et Dreyfus, 1991; Hinman, 1998; Treviño et Nelson, 2003; Coulombe, 2012; Unger, 2022) face à ces enjeux éthiques. En effet, tout enjeu éthique crée une réflexion individuelle et collective qui s’ancre dans un système de valeurs individuel ou collectif, légal et historique, parfois religieux ou spirituel, où les influences des parties prenantes concernées et les conséquences qu’elles subissent peuvent être analysées à la lumière des grands philosophes moraux ou à la lumière de nos règles et principes culturels. Un enjeu éthique est tout sauf simple à régler. Nous invitons les lecteurs à se conscientiser sur les moteurs réflexifs derrière les opinions qu’ils forgent. Cela est, selon des auteurs en éthique des affaires, un grand levier d’apprentissage (Wight, 2015; Larres et Martin, 2021).

Le recul des droits et libertés des travailleurs en 2020-2021

La conjoncture sanitaire étant fluctuante et instable, nos répondants ont vécu, en contexte pandémique, « l’intrusion » du gouvernement au sein des organisations à travers les directives de divulgation d’information personnelle considérée, prépandémique, confidentielle et relevant du droit du salarié. En effet, le suivi des employés et de leur état grippal voire vaccinal, malgré les lois en protégeant la confidentialité, ainsi que la tenue de registres avec les informations sur l’identité des salariés a mis plusieurs représentants des ressources humaines et membres des directions mal à l’aise au sein de notre échantillon couvrant 80 organisations de la francophonie. Plusieurs ont même senti ne pas pouvoir exprimer leur désaccord sur le processus et ne pas avoir le droit de réfléchir à un autre moyen pour conserver les lignes directrices des règles éthiques, déontologiques, ou simplement organisationnelles et légales préexistantes.

Certes, tout un chacun reconnaît le côté inédit de cette crise mondiale et le rythme accéléré des prises de décisions ainsi que l’ampleur des cascades d’un palier décisionnel à un autre. Cependant, plusieurs se sont sentis bousculés dans leur système de valeurs et leurs règles organisationnelles. Ils avaient parfois, voire souvent, l’impression d’être « devenus des pions opérationnels, bien en dessous de leur niveau de responsabilité et prise de décision habituelle » selon les propos de certains.es directeurs.trices.

Certains répondants nous soulignent même qu’ils considèrent que cette « ingérence du gouvernement dans l’organisation » a fait reculer les droits et libertés des travailleurs et laissent ainsi « trop de marge de manœuvre au politique pour s’insérer partout ». Ils transportaient encore au printemps 2022 la crainte de ne pas pouvoir rétablir l’indépendance organisationnelle et éliminer les processus d’ingérence dans la vie privée des travailleurs. C’est un recul qui inquiétait grandement une directrice des ressources humaines d’un hôpital de la francophonie : « Je suis devenue un pion pour remplir des listes de compilations de vaccinés (ou non), de symptômes de COVID qui justifient ou non d’être absents du travail, de répartition de masque et leur type, etc. J’ai perdu le sens de mon travail. Les droits de nos salariés ont reculé. On ne parle plus de bien-être, de motivation, de compétences et d’épanouissement; on focalise seulement sur des listes et des listes de rapports de suivis aux règles dites sanitaires ».

La digitalisation rapide creusant les écarts organisationnels

« Cela fait déjà quelques mois que nous réfléchissons au retour au travail », déclare un directeur responsable des talents organisationnels qui enchaîne avec « Réunion après réunion, nous faisons face au même dilemme. Notre personnel ne veut pas revenir. Pour ne pas perdre nos cadres, on leur permet du 4 et souvent 5 jours à distance alors que nos premières lignes sont obligées de travailler en présentiel. Cela a aussi créé des disparités et inégalités entre nos gens de plancher qui prenaient des risques de venir au pire de la crise et les autres qui ont vu leur flexibilité d’horaire et de performance être réajustée. Aujourd’hui, nous tentons de reconstituer une essence collective et nous frappons un mur ». Un autre cadre témoigne : « Cette digitalisation s’est effectuée si rapidement et fut intégrée sur tant de mois qu’il est impossible de revenir en arrière. Dans une certaine perspective, c’est un beau tremplin organisationnel pour revoir nos processus et nos priorités, mais d’un autre côté, nous n’avons plus le temps de réfléchir ni de choisir. Les plateformes de travail à distance ont augmenté le rythme de croisière de la performance individuelle. On travaille tout le temps. Plus de pauses, plus de temps de dîner, seulement une longue succession de Teams et de Zoom ». Nos répondants considèrent cet enjeu comme comportant une dimension éthique importante puisque la performance organisationnelle, malgré l’adversité, a augmenté, l’équilibre de vie au travail est passé aux oubliettes de la « zoomite ».

La vague d’épuisement professionnel chez les cadres

Bien qu’aucun des répondants au printemps 2022 ne pouvait se déclarer dans une telle situation, l’ensemble de ces derniers surveillaient les symptômes qui leur apparaissaient avant-coureurs d’une vague de burnout parmi les cadres des organisations. « Nos cadres ont tenu le fort de la motivation sur le plan individuel. Ils sont devenus des « psychologues », des conseillers, des coachs bien malgré eux et malgré leurs propres affinités. Pendant près de deux ans, nous leur avons demandé de soutenir les équipes, de briser l’isolement, etc. ». « On voit la fatigue et l’impatience, on constate l’augmentation du nombre de conflits décisionnels », nous dit-on aussi. Nos répondants se demandent t si cela valait la peine ou s’ils n’ont pas contribué eux-mêmes à un plus grand déclin post-crise en suivant la mouvance collective portée par l’adrénaline de faire face à l’inédit depuis un siècle. En date de juin 2022, nos répondants restaient aux aguets face aux signes organisationnels d’une perte de leadership dû au surmenage et portaient un regard critique sur leur propre posture entre mars 2020 et mars 2022.

Un déséquilibre économique individuel et organisationnel

La pandémie aura laissé un déséquilibre économique autant organisationnel qu’individuel chez les travailleurs. Elle aura soulevé une multitude de défis et d'obligations des institutions de toutes tailles à réagir en conséquence pour survivre, tandis que des citoyens du monde entier ont tenté de faire face à la situation pour se protéger et protéger leurs familles. Dans cet événement sans précédent, les restrictions imposées par les gouvernements, les décisions prises par les organisations pour protéger leurs résultats et les actions des citoyens ont déclenché des discussions sur des questions éthiques aux répercussions économiques. En effet, la (les) quarantaine.s forcée.s par les gouvernements sur les entreprises et citoyens ont occasionné et occasionnent encore beaucoup de questions organisationnelles quant à la rémunération, aux congés payés ou non, à la variabilité des normes des syndiqués ou non syndiqués. Autant d’enjeux organisationnels partiellement solutionnés qui continuent à nourrir l’écosystème déséquilibré économique qui se vit avec une trame sociétale d’inflation et de pénurie.

Les prochaines étapes

Quelques pistes de solutions ont été suggérées par les participants pour permettre une meilleure adaptation aux crises comme celles provoquées par la COVID. En voici quelques-unes que nous vous communiquons. Les cadres ont tout d’abord indiqué qu’une structure de gouvernance de crise devrait être d’abord créée, afin d'accélérer ensuite les prises de décisions tout en conservant une cohérence et une solidité organisationnelles. De plus, l'autonomie prend une place d’honneur, que celle-ci soit en fonction de l’autonomie des organisations face aux fournisseurs, ou offrir plus d’autonomie aux employés. En effet, la première demande une plus grande diversité des fournisseurs (ne pas dépendre que de grands acteurs) pour un meilleur contrôle de l’approvisionnement, alors que la seconde demande que l’employé soit plus en mesure d’agir rapidement et efficacement aux changements soudains, quels qu’ils soient. De cette constatation, les cadres ont aussi indiqué qu’une capacité accrue à mesurer la performance de tout type incluant la performance du mieux-être en organisation doit être mise en place. Et finalement, l’adaptabilité et la flexibilité devraient émerger d’une structure améliorée de communication (physique ou à distance) ainsi qu’une utilisation plus optimale des technologies. Par conséquent, une mise en place d’une transformation organisationnelle doit être ancrée dans les priorités et les valeurs fondamentales de chaque organisation.

Conclusion

Plusieurs enjeux éthiques sont nés suite au contexte de crise exceptionnel et donc des décisions prises par le gouvernement et les organisations pour gérer au mieux durant la pandémie. Un écart organisationnel s’est aussi creusé lors de la digitalisation rapide des organisations, entre les travailleurs pouvant être en télétravail et ceux forcés de retourner au travail malgré les risques inhérents au présentiel. La période pandémique mondiale alliée aux enjeux de pénurie et de guerre crée des conditions difficiles d'emploi faisant augmenter le risque d’épuisement professionnel. Nous cohabitons ainsi dans un contexte de déséquilibre social et économique. Les cadres ont cependant confiance dans leur capacité à surmonter ces nouveaux enjeux de ressources humaines et de cohérence organisationnelle. Il faut prendre le temps d’en discuter nous disent-ils. Des pistes d’apprentissage sont ainsi soulevées par nos répondants. « La compétence de réflexivité des individus et des organisations doit continuer à exister et se développer », selon ces derniers. La conscience que les actions organisationnelles et gouvernementales engendrent de nouvelles situations ambiguës, et potentiellement des enjeux éthiques, doit, elle aussi, rester présente. Ainsi des « discussions interorganisations sur ces sujets mènent à plus de solutions innovantes pour agir mieux ensemble » dans les prochaines crises. L’approche du « caring » semble être aussi une piste à explorer et notre équipe de recherche se penche activement à rassembler des exemples organisationnels performants à cet effet (Coulombe et al, 2022a, 2022b).

Références

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Caroline Coulombe professeur ESG UQAM

Jonathan Harvey candidat au doctorat ESG UQAM