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Les cadres intermédiaires dans les organisations de santé : un rôle à comprendre et valoriser

Cet article s’intéresse à l’évolution du rôle opérationnel, fonctionnel et stratégique des cadres intermédiaires dans les organisations de santé en période de transformations. Comment ce rôle se transforme et quelles sont les difficultés avec lesquelles ces derniers doivent composer?
31 octobre 2022
Marie-Pierre Bourdages-Sylvain | Nancy Côté

Cet article s’intéresse à l’évolution du rôle des cadres intermédiaires dans les organisations de santé en contexte de changement. À partir d’une étude de cas[1] dans une organisation québécoise ayant connu des transformations d’une ampleur inédite suite à la réforme amorcée en 2015, nos travaux montrent que les transformations organisationnelles contribuent à l’extension du rôle des cadres intermédiaires vers des fonctions plus stratégiques, qui sont toutefois freinées par l’élargissement et la complexification de leur rôle opérationnel et fonctionnel. Les difficultés qui en résultent sont susceptibles d’affecter leur engagement au travail, qui constitue pourtant un facteur déterminant dans le succès des changements organisationnels.

Des organisations de santé et de services sociaux en transformation

À l’instar des pays de l’OCDE, le système de santé québécois a entrepris des réformes importantes pour mieux répondre aux besoins de sa population, tout en contrôlant les coûts. Le déploiement de cette culture organisationnelle d’innovation et d’efficience a contribué à de profondes restructurations internes, mais également à la montée en importance des cadres intermédiaires chargés de la diffuser auprès des équipes (Coté et Denis, 2018). Longtemps reconnus pour leurs apports opérationnels et fonctionnels, les cadres intermédiaires ont vu leur rôle s’élargir vers des fonctions plus stratégiques. La figure traditionnelle du cadre de métier exerçant dans son domaine d’expertise est désormais concurrencée par celle du cadre gestionnaire, dont le travail stratégique contribuerait non seulement à l’opérationnalisation des changements, mais également à la mobilisation des équipes dans leur implantation (Bourdages-Sylvain et Côté, 2020; Coté et Bourdages-Sylvain, 2020; Osborne et al., 2021).

Depuis les travaux pionniers de Mintzberg (1973), le travail gestionnaire a fait l’objet d’une attention soutenue dans la littérature, mais peu de travaux se sont intéressés au cas particulier des cadres intermédiaires. Pourtant, les difficultés liées aux transformations organisationnelles émergent souvent à l’interface des niveaux stratégiques, fonctionnels et opérationnels, qui constitue le terrain d’action des cadres intermédiaires (Bareil et al., 2020). Cet article trouve donc sa pertinence, en ce qu’il interroge l’effet des transformations organisationnelles sur le rôle des cadres intermédiaires dans les organisations de santé. Pour ce faire, nous avons mené une étude de cas dans un centre intégré universitaire de santé et des services sociaux qui a été fortement touché par la réforme de 2015. Trente-quatre entretiens semi-dirigés ont été menés auprès de cadres intermédiaires issus de directions cliniques et de soutien. Afin de favoriser la co-construction du savoir ainsi qu’une meilleure compréhension du terrain, le projet a été mené en collaboration avec un comité consultatif composé de cadres intermédiaires et supérieurs, ainsi que des représentants de l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux.

Cadre intermédiaire : un rôle en évolution

Bien que le rôle stratégique des cadres intermédiaires soit fortement valorisé dans le discours de la haute direction, l’étude montre que les possibilités effectives de jouer ce rôle sont entravées par un élargissement des rôles opérationnels et fonctionnels, qui ne sont toujours reconnus, ni valorisés.

  1. Un rôle opérationnel élargi, plus important et complexe

    La restructuration majeure du réseau de la santé liée à la réforme de 2015 a entrainé de nombreux changements, qui se sont déployés à tous les niveaux de l’organisation sur une courte période de temps. Pour les cadres intermédiaires, ce contexte s’est traduit par un rôle actif dans le pilotage des transformations, qui a contribué non seulement à élargir leur rôle opérationnel face à la multiplication des demandes et des mandats, mais également à le rendre plus important et complexe. Plus important, puisque l’encadrement comme espace de relais, de coordination et d’articulation entre les orientations stratégiques et leur déploiement sur le terrain constitue un enjeu névralgique en période de changement. L’atteinte des objectifs organisationnels est liée à la capacité des cadres intermédiaires à adapter leurs pratiques au nouvel environnement et à donner sens aux changements, afin d’inciter les équipes à faire de même. Le rôle opérationnel des cadres intermédiaires a également gagné en complexité, du fait de leur positionnement unique dans les rouages organisationnels. Les injonctions et demandes qu’ils reçoivent, qui ne sont pas toujours alignées, complexifient la gestion des interfaces entre le sommet qui définit les objectifs et les équipes chargées de les mettre en place.

    Ce contexte se traduit par de nombreuses difficultés pour les cadres intermédiaires, qui impactent tant leur capacité opérationnelle que leur disponibilité pour les équipes. Ils doivent composer avec des délais serrés, des changements fréquents et rapides ainsi qu’une augmentation des demandes administratives, ce qui élargit leur tâche sans nécessairement l’enrichir. Une part importante de leur temps est consacrée à la planification, à la coordination et à l’évaluation de l’activité de travail, sans qu’ils n’aient toujours les ressources optimales pour ce faire. Cela est d’autant plus difficile dans certains milieux, notamment ceux marqués par des enjeux importants de pénurie de main d’œuvre. Ils ne disposent pas non plus du temps nécessaire pour s’approprier les nouveaux processus et outils de gestion (qui sont par ailleurs souvent peu adaptés au contexte), ni pour développer les compétences nécessaires à   ces nouvelles fonctions. Leur disponibilité pour le travail de soutien auprès des équipes est par ailleurs limitée, alors que le travail d’encadrement est pourtant une des sources importantes de motivation. L’intensification du travail est incompatible avec la réflexion et l’analyse qu’exige la traduction et l’adaptation des orientations stratégiques aux réalités des équipes. Des tensions sont susceptibles d’émerger, du fait d’attentes différentes de la part des équipes et de la direction, ce qui peut placer les cadres intermédiaires dans une position inconfortable, voire induire un conflit de rôle.

  2. Un rôle fonctionnel exigeant et des relations professionnelles à reconstruire

    La complexification des contextes dans lesquelles exercent les cadres intermédiaires a également un impact au niveau de leur rôle fonctionnel, notamment dans leurs rapports avec les directions de soutien et avec leurs vis-à-vis d’autres secteurs. Bien que le contexte de réforme se soit traduit par certains gains tels que l’uniformisation des ressources et une meilleure continuité des services, la restructuration du réseau a entraîné des réaménagements à tous les niveaux organisationnels, qui ont déstructuré le réseau relationnel des cadres intermédiaires. Ceci est perçu comme une perte de pouvoir, puisqu’ils ne peuvent plus mobiliser leurs liens formels et informels pour être plus efficaces et régler rapidement les problèmes. Alors qu’ils trouvaient du soutien, des ressources et de la reconnaissance auprès de leurs pairs, les cadres intermédiaires se sentent souvent isolés, du fait d’un travail en silo, ainsi que d’un manque de temps et de ressources. Les directions soutien sur lesquelles ils avaient l’habitude de s’appuyer sont elles aussi en ajustement, ce qui les rend moins disponibles pour les appuyer dans leurs activités quotidiennes. Les cadres jugent essentiel de reconstruire ces liens professionnels, afin d’augmenter leur efficacité. Toutefois, la reconstruction d’un tel réseau demande un investissement important, et offre des retombées à plus long terme ; aussi les efforts en ce sens sont-ils souvent relégués au second plan, au profit des tâches opérationnelles qui accaparent le quotidien. Une autre façon d’effectuer un travail davantage stratégique est de s’investir dans différents comités afin de voir venir les enjeux, les influencer et développer son réseau ; cette implication demande toutefois un temps considérable, qui empiète souvent sur celui consacré aux équipes.

  3. Un rôle stratégique valorisé, mais en décalage avec les réalités du terrain

    En plus d’induire une hausse importante du travail organisationnel, opérationnels et fonctionnels des cadres intermédiaires, ce contexte de recomposition des routines organisationnelles contribue à une évolution de leur rôle vers des dimensions plus stratégiques. Ceci n’est évidemment pas étranger à l’importance que prend la stratégie dans les organisations pour répondre aux objectifs organisationnels. Alors que les cadres intermédiaires étaient traditionnellement reconnus pour leur fonction d’encadrement, de nombreux travaux soulignent désormais leur contribution aux processus stratégiques, allant jusqu’à en faire des acteurs importants de la stratégie (Coté et Denis, 2018; Currie et al., 2015; Jarzabkowski et al., 2007).

    La majorité des cadres intermédiaires rencontrés estime que la dimension stratégique de leur rôle est valorisée, voire attendue, dans le discours de la haute direction, qui en fait des porteurs de la réforme par leur capacité de convaincre et de mobiliser leur équipe de travail dans l’implantation des changements. Ce travail de coordination et de négociation trouve des ramifications dans les volets opérationnels et fonctionnels de leur rôle, où ils doivent mobiliser des compétences stratégiques pour demeurer en capacité et répondre aux attentes.  Toutefois, malgré une volonté partagée tant par la direction que par les cadres eux-mêmes d’être impliqués au niveau stratégique, l’étude montre que les conditions effectives pour ce faire demeurent limitées. Si la plupart des répondants aspirent à avoir un plus grand rôle d’influence, ils estiment ne pas avoir la flexibilité, l’autonomie professionnelle et les moyens nécessaires pour ce faire. Plusieurs enjeux freinant leur contribution stratégique ont été identifiés dont un resserrement des contraintes sur leur travail qui limite leur capacité d’action, une méconnaissance de leurs conditions d’exercice ainsi qu’un manque d’écoute et d’espaces pour nommer les difficultés vécues sur le terrain et réajuster le travail. L’élargissement des tâches opérationnelles et fonctionnelles multiplie les demandes ponctuelles et entraine une surcharge de travail, qui entre en tension avec la réflexion et l’analyse nécessaire au travail stratégique. Le travail de traduction de sens auprès des équipes est complexifié par les orientations organisationnelles qui semblent souvent en décalage avec la réalité du terrain, voire avec leurs valeurs personnelles et professionnelles. Bien que l’approche top down leur laisse peu de latitude au niveau des orientations stratégiques, ils aimeraient bénéficier d’une plus grande marge de manœuvre dans l’opérationnalisation des changements, et que les particularités de leurs secteurs soient mieux reconnues. A cet égard, leur relation avec leur supérieur hiérarchique est déterminante dans leur capacité à être des acteurs stratégiques, selon que ce dernier exerce un style plus contrôlant ou plus collaboratif.

Cadre intermédiaire : un rôle à comprendre et à valoriser

En s’intéressant à l’évolution du rôle opérationnel, fonctionnel et stratégique des cadres intermédiaires en période de transformations organisationnelles, l’étude a mis en évidence la façon dont leur rôle se transforme, mais également les difficultés avec lesquelles ils doivent composer. Si leur rôle stratégique demeure largement valorisé par l’organisation, les conditions permettant de le déployer demeurent limitées, du fait d’un élargissement considérable des tâches opérationnelles et fonctionnelles, qui n’est pas toujours reconnu ni valorisé. Cela est d’autant plus difficile qu’ils sont peu impliqués dans les instances décisionnelles et qu’ils œuvrent dans des contextes qui ne valorisent pas toujours leur autonomie professionnelle. Alors que le succès des transformations organisationnelles repose en grande partie sur leur capacité stratégique et la mobilisation des équipes, le travail quotidien des cadres intermédiaires se heurte à une série d’irritants résultant d’un contexte de travail difficile et de rythmes d’implantation soutenus. Soumis à une pression pour implanter des changements et mobiliser les équipes sans nécessairement avoir toutes les conditions pour ce faire, plusieurs remettent en question non seulement leur capacité à exercer ce rôle, mais également leur propre engagement dans le travail, qui constitue pourtant une condition nécessaire à l’implantation des transformations organisationnelles. 

Afin de les soutenir dans l’exercice de ce rôle complexe, nos travaux montrent l’importance de reconnaître l’importance de l’apport stratégique des cadres intermédiaires et de leur offrir les ressources nécessaires pour leur permettre d’exercer les différentes facettes de leur rôle. Considérant que la gestion du changement entraine un élargissement des tâches fonctionnelles et opérationnelles, il importe de leur offrir un support matériel, humain, informationnel et organisationnel adéquat, afin qu’ils puissent se consacrer à des tâches à valeur ajoutée et ainsi mettre à profit leur expertise au service de l’organisation. Une attention particulière devrait être portée aux conditions qui favorisent le maintien de leur engagement au travail, qui constitue une dimension essentielle à leur capacité d’action. Enfin, le style de leadership au sein de l’institution devrait être plus collectif, afin que l’expertise des cadres intermédiaires soit non seulement reconnue, mais également mobilisée dans la conduite des changements organisationnels.  

Références

  • Bareil, C., Charbonneau, S., & Baron, A. (2020) Voyage au coeur d’une transformation organisationnelle: Récit et guide pas à pas, 2e éd., Paris, JFD.
  • Bourdages-Sylvain,-P. et Côté, N. (2020) « Normes managériales et nouvelles formes de rapport au travail », dans D. Mercure (dir.) Les transformations contemporaines du rapport au travail, Presses de l’Université Laval : Québec.
  • Côté,, Bourdages-Sylvain, M.-P. et J.-L. Denis (2020) « Cadres intermédiaires et transformations organisationnelles dans les organisations de santé : paradoxes et pratiques stratégiques », Magazine Objectif Prévention.
  • Côté, N. et Denis, J.-L. (2018). « Exercer son rôle stratégique dans les organisations pluralistes : le cas des cadres intermédiaires du réseau de la santé ». Management international, 23(1) : 43-55.
  • Currie, G., Burgess, N. and Hayton, J. (2015) « HR practices and knowledge brokering by hybrid middle managers in hospital settings: the influence of professional hierarchy », Human Resource Management, 54, 5, 793-812.
  • Jarzabkowski P, Balogun J & Seidl D. (2007) « Strategizing: The challenges of a practice perspective », Human Relations, 60(1):5-27.
  • Mintzberg, H. (1973) Le manager au quotidien, les dix rôles du cadre, Paris, Les éditions d’organisation.
  • Osborne, S. P., Powell, M., Cui, T., & Strokosch, K. (2021) «New development: Appreciate. Engage. Facilitate. The role of public managers in value creation in public service ecosystem s». Public Money & Management41(8), 668-671.

Marie-Pierre Bourdages-Sylvain professeure agrégée École des sciences de l’administration, U. Téluq

Nancy Côté Professeure agrégée, Département de sociologie, U. Laval

  1. Nos travaux sont financés par la Fondation de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés et le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. La collecte de données a été réalisée avant la pandémie de la COVID-19, entre 2018 et 2020. Bien que la situation pandémique ait pu se traduire par une certaine hausse de la capacité d’action des cadres qui ont dû s’ajuster dans l’urgence, on peut penser qu’elle a contribué à une intensification des problèmes ici soulevés, les acteurs ayant été confrontés aux vulnérabilités des systèmes déjà en place.