Remerciements
Les auteurs de cet article remercient la Commission des partenaires du marché du travail au Québec pour la subvention de recherche accordée dans le cadre du Programme de subvention à la recherche appliquée du Fonds de développement et de reconnaissance des compétences de la main-d’œuvre en 2015-2017 qui a permis la collecte des données.
Le quête de l’adéquation formation-emploi figure parmi la liste des défis auxquels font face toutes les organisations, notamment à cause de l’environnement d’affaires turbulent et de la transformation des emplois. Ainsi, il y a toujours un risque que les compétences des travailleurs ne soient pas, même momentanément, en adéquation avec celles nécessaires pour réaliser les tâches qui leur sont confiées. Le mandat de corriger les situations d’écart est souvent confié aux conseillers en ressources humaines. Or, parmi les nombreuses solutions possibles, comment choisir celles qui pourraient faire une différence?
Plusieurs études ont été menées au sujet des pratiques de gestion des ressources humaines (GRH) favorisant l’adéquation, d’autres l’ont été au sujet des déterminants de l’adéquation, mais aucune ne semble s’être intéressée simultanément aux situations d’adéquation, aux pratiques dites d’adéquation et à leurs déterminants. C’est l’objet de notre recherche effectuée auprès de PME québécoises du secteur manufacturier et dont les résultats publiés en 2019 dans la revue Ad Machina (vol. 3, no 1) peuvent être utiles pour les CRHA et les CRIA.
Cadre conceptuel
Différentes conceptions de l’adéquation formation-emploi sont présentées dans la littérature (voir entre autres Cedefop, 2010b et OCDE, 2011 à ce sujet) et sont résumées dans la figure tirée de la Revue RH (vol. 22, no hors-série).
La forme d’adéquation formation-emploi étudiée dans cette recherche concerne l’utilisation des compétences détenues par un individu dans l’emploi qu’il occupe. (Rappelons au passage que les compétences sont distinctes des qualifications qui attestent de la maîtrise d’un certain nombre de savoirs et savoir-faire à un moment donné). Il est pertinent de s’y intéresser puisque c’est surtout à ce niveau que les organisations peuvent agir, même sans l’intervention des autres acteurs du système d’emploi (ex. gouvernement, institutions d’enseignement). De plus, c’est ce type d’écarts qui semble présenter le plus de retombées négatives tant pour les individus et les organisations. Dans ce contexte, trois situations sont possibles :
- l’adéquation entre les compétences détenues et celles utilisées en emploi,
- la sous-compétence – lorsque les compétences du travailleur ne sont pas suffisantes pour lui permettre de réaliser efficacement ses tâches, ou
- la surcompétence – lorsque le travailleur ne peut pas utiliser les compétences qu’il détient, lesquelles lui permettraient de réaliser des tâches plus complexes que celles qui sont exigées par son emploi actuel.
Pour faire face aux défis d’adéquation formation-emploi, plusieurs pratiques de gestion et de GRH sont implantées dans les organisations (Accenture, 2013; Cedefop, 2012; Michaud, Bernier et Ben Mansour, 2020). Ces pratiques d’adéquation comprennent des activités permettant de faire en sorte que les candidats à un poste et les individus en emploi soient le mieux adaptés possible aux besoins de l’organisation, par le biais de la dotation en personnel ou de la formation des employés, mais aussi des activités où c’est l’environnement de travail qui est modifié afin de l’adapter aux compétences et besoins des travailleurs (p. ex. l’organisation du travail) (Michaud et al., 2020). Or, parmi cette panoplie de pratiques disponibles, sept d’entre elles semblent former un ensemble cohérent permettant de distinguer les PME vivant des situations d’inadéquation de celles qui n’en vivent pas (Michaud et al., 2020). Ce sont :
- l’investissement dans la croissance de la carrière des employés ;
- l’offre d’activités de formation formelle ;
- l’encouragement des employés à suivre des activités de formation ;
- la planification des besoins de main-d’œuvre en termes de compétences ;
- l’élargissement du bassin de candidats par l’embauche de personnes avec des compétences générales ;
- l’élargissement du bassin de candidats par l’embauche de candidats ayant des compétences proches ou adjacentes ; et
- le développement d’une culture de formation continue.
Par ailleurs, la littérature fait état de plusieurs facteurs constituant autant de déterminants permettant d’expliquer en tout ou en partie l’avènement de situations d’adéquation formation-emploi vécues dans les organisations, et qui pourraient, par ricochet, expliquer l’adoption des pratiques d’adéquation. Le tableau 1 dresse la liste des déterminants les plus fréquemment étudiés, selon qu’ils émanent de l’extérieur ou de l’intérieur de l’organisation, ainsi qu’un aperçu de leurs effets recensés dans la littérature scientifique.
Tableau 1 : Synthèse des déterminants influençant l’adéquation formation-emploi
Déterminants (effets recensés dans la littérature) | |
---|---|
Déterminants externes | Déterminants internes |
Conditions économiques et du marché du travail : taux de chômage et cycle économique (aucun consensus) | Taille de l’entreprise (aucun consensus) |
Secteur d’activité économique (plus d’écart dans le secteur tertiaire) | Présence d’un syndicat (aucun consensus) |
Densité populationnelle en zone d’emploi (moins d’écart dans les centres urbains) | Nature des emplois (complexité et latitude liés à surqualification) |
Environnement légal dont la loi du 1 % (effet indirect sur les activités de développement des compétences) | Stratégies ou philosophies de gestion (logique «compétence» associée à moins d’écart) |
Déploiement des technologies et changements (davantage d’obsolescence des compétences) |
Trois autres facteurs internes à l’organisation recensés dans la littérature sont liés à l’adoption des pratiques de GRH (plutôt qu’à celle des pratiques d’adéquation) : ce sont le niveau de formalisation de ces pratiques, la présence d’un budget dédié et la vision du dirigeant.
Méthodologie
La recherche a été menée auprès des personnes responsables de la GRH dans 376 PME québécoises du secteur manufacturier qui ont participé à une enquête téléphonique. Des questions ont été posées au sujet des déterminants externes et internes, des situations d’adéquation ou d’écart entre les compétences individuelles demandées et utilisées en poste ainsi que de la présence des sept pratiques d’adéquation mentionnées précédemment.
Résultats
Les premiers résultats montrent que lorsque nous considérons simultanément tous les déterminants des situations d’adéquation formation-emploi, six déterminants internes sont reliés aux situations d’adéquation, dont cinq sont associés à une diminution des écarts (sous-compétence, surcompétence) et un qui diminue l’adéquation (donc augmente les écarts), comme l’indique la figure 1.
Figure 1 : Relations significatives entre les déterminants et les situations d’adéquation
Ainsi, la présence d’une culture ouverte à l’apprentissage et celle d’un responsable de la formation diminuent les probabilités d’avoir des cas de sous-compétence alors que la présence syndicale, celle d’un plan d’attraction et de rétention, et celle d’un climat constructif de relation de travail diminuent la probabilité d’avoir des cas de surcompétence. Finalement, la présence d’une stratégie de formation diminue la probabilité d’être en adéquation. Ce résultat surprenant propose « que l’adéquation n’est pas uniquement le résultat de la mise en place d’activités de formation et de développement des compétences, mais peut être expliquée par d’autres déterminants » (Bernier et al., 2019 : 14).
En ce qui a trait aux déterminants de l’implantation des pratiques d’adéquation, les résultats indiquent que la présence d’une stratégie de formation, celle d’un budget de formation et celle d’un plan de rétention augmente significativement les chances de faire partie des entreprises qui ont implanté l’ensemble des sept pratiques d’adéquation.
Les résultats montrent qu’aucun déterminant externe n’est lié significativement aux situations d’adéquation ou à l’implantation des pratiques. Dès lors, tant les facteurs d’influence que les solutions envisagées en matière d’adéquation formation-emploi semblent émerger surtout de l’action des organisations plutôt que du contexte externe.
Dans un deuxième temps, nous avons exploré la relation entre les trois variables, les déterminants, les pratiques d’adéquation et les situations d’adéquation, pour savoir dans quelle séquence elles influent les unes sur les autres. Les résultats obtenus indiquent que le modèle dans lequel l’effet des déterminants sur l’adoption des pratiques est modéré par les situations d’adéquation vécues est celui qui s’ajuste le mieux aux données et présente les meilleurs indices d’ajustement statistiques (voir figure 2). Autrement dit, l’influence des déterminants sur l’adoption des pratiques d’adéquation varie selon les situations vécues dans les organisations.
Figure 2: Modération par les situations d'adéquation
Or, l’interaction des situations d’adéquation avec les déterminants n’influe pas de la même manière sur l’adoption des pratiques d’adéquation. On peut distinguer deux mécanismes associés à l’influence de déterminants internes sur l’adoption des pratiques d’adéquation, à savoir :
- un mécanisme de régulation en vertu duquel la présence d’une stratégie ou d’un budget de formation favorise l’implantation des pratiques d’adéquation dans les organisations où il y a de la sous-compétence, mais la décourage dans les organisations où il y a de la surcompétence;
- un mécanisme de complémentarité en vertu duquel la présence d’un plan d’attraction et de rétention de la main d’œuvre dans les entreprises aux prises avec des situations de surcompétence favorise l’implantation des pratiques d’adéquation, ce qui accroît la cohérence des pratiques.
Ces deux mécanismes ont un effet multiplicateur dans le sens qu’ils renforcent à la fois la cohérence interne des pratiques d’adéquation ainsi que l’alignement des interventions de GRH en matière d’adéquation formation-emploi sur la stratégie et le contexte de l’organisation(Bernier et al., 2019).
Implications pratiques pour les CRHA
En ce qui a trait aux implications pratiques de cette recherche, nos résultats suggèrent qu’il n’est pas souhaitable que les PME s’intéressent uniquement aux facteurs externes à l’organisation pour mener à bien des actions en matière d’adéquation formation-emploi. Les entreprises devraient plutôt se préoccuper des dimensions internes de leur organisation, tels que l’alignement entre leurs stratégies et philosophies de gestion dans les décisions concernant l’adéquation formation-emploi. Ce résultat fait écho aux différents Contextes de pratiques des CRHA inclus dans le Guide des compétences, dans la mesure où la compréhension et la prise en considération de la réalité organisationnelle doivent précéder toutes interventions. De plus, le rôle des conseillers en ressources humaines à cet égard est crucial puisqu’ils sont dans une position de choix pour assurer l’alignement des pratiques et favoriser l’adoption par les gestionnaires de stratégies de GRH cohérentes liées entre elles. C’est alors une occasion pour déployer la compétence d’Accompagnement du Guide des compétences des CRHA
De plus, tant les résultats de nos travaux que ceux issus de la littérature indiquent que les activités de formation et de développement des compétences ne sont pas une panacée pour corriger les écarts de compétences ou de qualification, puisque d’autres stratégies de GRH sont liées à l’adéquation formation-emploi. Concrètement, l’ensemble de pratiques d’adéquation comprend des pratiques davantage associées à la planification des RH et à la dotation, en plus de celle associées au développement des compétences et de la carrière des travailleurs. De ce fait, tant les compétences du domaine professionnel de la Gestion intégrée des talents que celles du domaine de l’Évolution stratégique de l’organisation peuvent alors être mobilisées par les professionnels en exercice. Par ailleurs, l’adoption de ces pratiques est liée à des choix stratégiques au sujet desquelles les conseillers en RH peuvent intervenir. Le développement d’une stratégie organisationnelle de formation associée à un budget de formation rend possible l’analyse des besoins de travailleurs, selon la présence de situations de sous-compétence ou de surcompétence, la modulation de l’offre d’activités et d’occasions d’apprentissage en conséquence, puis l’évaluation des retombées. La présence de cette stratégie permet en outre de déceler la nécessité de mettre en œuvre les autres pratiques d’adéquation pour corriger les écarts identifiés.
Pour sa part, le développement d’une stratégie d’attraction et de rétention de la main-d’œuvre tombe sous le sens dans les situations de surcompétence puisque les travailleurs surcompétents sont plus susceptibles d’être moins satisfaits au travail et de songer à quitter leur emploi. Dès lors, un plan d’actions réfléchi pour retenir et fidéliser la main-d’œuvre pourra être un déclencheur de l’adoption des pratiques d’adéquation permettant de minimiser la surcompétence, entre autres par des interventions organisationnelles de planification des carrières et des choix professionnels.
Par ailleurs, d’autres acteurs au sein d’une organisation (ex. superviseurs, chefs d’équipe, gestionnaires de premier niveau) pourraient bénéficier de l’adoption de pratiques d’adéquation; cela leur permettrait de mieux organiser leurs ressources et faciliterait leurs interventions en matière de GRH, d’organisation du travail et de développement des compétences. À ce sujet, les différents intervenants en GRH peuvent aussi être des agents de changement en contribuant à la réflexion des gestionnaires que ce soit lorsqu’ils les accompagnent dans un processus de sélection, dans l’analyse des besoins de formation ou l’évaluation du rendement des individus en emploi.
Enfin, rappelons que cette recherche s’inscrit dans une démarche exploratoire auprès d’entreprises de l’industrie manufacturière où le défi de l’adéquation formation-emploi demeure toujours d’actualité dans un contexte où la rareté de certaines catégories de main-d’œuvre persiste. Il n’en demeure pas moins que l’adéquation formation-emploi demande de la part des professionnels en RH de la créativité pour arriver à bien gérer les ressources humaines disponibles et une compréhension juste de l’information disponible au sujet du marché du travail.
Références
- Accenture (2013) Accenture 2013 Skills and Employment Trends Survey: Perspectives on Training. Repéré à : https://www.accenture.com/sk-en/~/media/Accenture/Conversion-Assets/DotCom/Documents/Global/PDF/Strategy_3/Accenture-2013-Skills-And-Employment-Trends-Survey-Perspectives-On-Training.pdf
- Bernier, A., Michaud, R. et Ben Mansour, J. (2019) Les déterminants organisationnels de l’adéquation formation-emploi: une étude empirique auprès de PME manufacturières, Ad Machina, 3(1), 2-17.
- Bernier, A. Michaud, R. et N. Poulet (2017). L’adéquation entre les compétences et l’emploi occupé : pratiques des employeurs dans les PME québécoises du secteur manufacturier (Rapport de recherche no 10287-17677), Québec : Commission des partenaires du marché du travail.
- Cedefop. (2010). The skill matching challenge: Analysing skill mismatch and policy implications. Luxembourg : Publications Office of the European Union.
- Cedefop. (2012). Skill mismatch: The role of the enterprise. Luxembourg: Publications Office of the European Union.
- Michaud, R., Bernier, A. et Ben Mansour, J. (2020) L’adéquation formation-emploi : concepts et pratiques de gestion des ressources humaines, Relations industrielles/Industrial Relations, 75(2), 296-320
- OCDE (2011). Bon pour le poste : surqualifié ou insuffisamment compétent?. Chapitre 4, Perspectives de l'emploi de l'OCDE 2011.