Cet article explore les raisons de cette absence et propose cinq pistes concrètes pour y remédier.
Les bouleversements du monde du travail provoqués par l’IA suscitent autant l’intérêt des employeurs que celui des syndicats. Côté employeurs, ces technologies incarnent une promesse pour combler le retard de productivité au Canada et résoudre la pénurie chronique de main-d’œuvre. Côté syndicats, si l’IA suscite l’espoir d’un travail technologiquement « augmenté », elle fait également planer le spectre d’un chômage technologique de masse doublé d’un taylorisme 4.0, où le diktat des algorithmes déshumaniserait le travail, menacerait la vie privée et automatiserait l’arbitraire patronal. Objet de fascination et de répulsion, l’IA se trouve donc au centre des préoccupations des employeurs et des syndicats. Paradoxalement, elle semble constituer un tabou des relations de travail : un sujet auquel tout le monde pense, mais dont personne ne parle.
Pourquoi l’IA semble-t-elle tabou en relations de travail?
Plusieurs motifs incitent les employeurs à éviter le sujet de l’IA dans les relations de travail : parce que les changements sont perçus comme mineurs, parce qu’ils n’anticipent que de très faibles incidences sur l’emploi ou sur les conditions de travail, parce que l’on redoute d’impliquer une partie prenante supplémentaire à des projets déjà longs et complexes, etc. Autant d’éléments qui invitent à considérer l’IA comme relevant exclusivement du droit de gestion.
Cette forme « d’évitement patronal de l’IA » est d’autant facilitée que les syndicats peinent à s’emparer du sujet. Leurs outils classiques d’encadrement des technologies (clauses de convention collective, comité) sont en partie devenus obsolètes face aux spécificités de l’IA. De plus, s’il est facile de visualiser l’arrivée d’un robot, ils éprouvent des difficultés à déterminer précisément où, pourquoi et comment sont déployés ces outils d’IA aussi opaques que complexes. Les syndicats peuvent alors être tentés de négliger cet enjeu insaisissable et intimidant pour se focaliser sur ceux qu’ils maîtrisent davantage.
Cinq pistes permettant un dialogue social constructif autour de l’IA
Tenir l’IA à l’écart des relations de travail semble donc simplifier la vie des employeurs et des syndicats. Toutefois, la recherche y associe aussi d’importants coûts cachés à plus long terme : résistance au changement par les travailleuses et travailleurs, dégradation des conditions de travail et de la qualité de vie au travail, répercussions en cascade sur les enjeux RH (démobilisation, attrition, biais, etc.). Pour éviter ces risques, nous abordons cinq pistes, inspirées des pratiques exemplaires observées par les spécialistes.
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Fixer conjointement un cadre d’utilisation de l’IA.
Si plusieurs entreprises disposent de cadres éthiques de l’IA, rares sont celles à l’avoir coécrit avec les syndicats. Ces exceptions montrent cependant une voie prometteuse. En couchant sur papier des principes pour guider le déploiement de l'IA, ces déclarations patronales-syndicales contribuent à créer une vision commune du changement technologique et à faciliter l’acceptabilité sociale de l’IA, en balisant notamment les usages souhaités et bannis par l’organisation.
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Dresser un état des lieux des technologies déployées.
Le manque de visibilité sur l’IA est un puissant frein au dialogue social technologique. Pour lever cet obstacle, les parties peuvent tout d’abord s’appuyer sur le cadre légal émergent (loi 25 au Québec, projet de loi C-27 au Canada) qui vise à plus de transparence quant à la cueillette, à l’utilisation et au stockage de données. Mais, faire l’inventaire des technologies utilisées ne suffit pas; il faut également que leur fonctionnement soit rendu compréhensible pour des novices afin de pouvoir juger du bien-fondé ou non des suggestions de l’IA. Dans cette perspective, différents guides visent à démystifier le fonctionnement de l’IA en amenant les parties prenantes à se poser ensemble les « bonnes questions ».
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Instaurer des comités paritaires sur l’IA et le numérique.
Nouvel avatar des comités de relations de Travail, les comités IA et numérique peuvent jouer un rôle pivot pour rendre constructif le dialogue social technologique. Ils facilitent tout d’abord une participation continue des syndicats, et ce, dès les phases en amont des projets. Ils veillent ensuite à évaluer l’incidence de l’IA sur le travail et sa qualité, sur la base d’indicateurs établis conjointement. Ils peuvent enfin assurer une articulation avec les programmes de formation, sur la base des besoins de compétence définis.
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Mettre à jour des clauses de changement technologique pour élargir leur portée.
Une recension des conventions québécoises en vigueur entre 2024 et 2030 indique que les clauses de changement technologique visent essentiellement à gérer de manière curative les conséquences néfastes sur l’emploi. Pourtant, elles n’ouvrent que minimalement la voie à un dialogue préventif sur l’IA et le travail, des enjeux clefs dans les processus actuels de transformation.
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Faire appel à des tiers pour accompagner le déploiement d’une IA de confiance.
Pour déployer des projets hautement techniques et complexes, le réflexe est de s’entourer de ressources de confiance. Pourquoi les relations de travail échapperaient-elles à cette saine règle de gestion? Une option consisterait alors à faire appel à des organismes certificateurs garantissant la conception responsable des technologies. Une autre serait de consulter des spécialistes en IA et conditions de travail. L’exemple allemand est d’ailleurs inspirant alors que la loi y impose l’expertise d’un tiers sur demande syndicale.
Les relations de travail, un levier pour l’IA responsable
L’encadrement de l’IA nécessite une approche pragmatique et collaborative, afin de concilier les impératifs économiques des entreprises et les besoins des personnes employées sur le plan de l’autonomie, des compétences et de la sécurité d’emploi notamment. C’est à ces conditions que les relations de travail deviendront le levier d’une IA responsable, c’est-à-dire transparente, inclusive, sûre et respectueuse des droits de la personne.
Références
- Guides sur l’IA et le travail :
Négocier la gestion algorithmique : Un guide pour les acteurs du monde du travail | Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA, 2023) : https://www.obvia.ca/sites/obvia.ca/files/ressources/202312-OBV-Pub-N%C3%A9gocierGestionAlgorithmique.pdf
- Workers need control options to ensure co-determination (AlgorithmWatch, 2023) : https://algorithmwatch.org/en/wp-content/uploads/2023/03/From-risk-mitigation-to-employee-action-along-the-ML-Pipeline-Working-paper-AlgorithmWatch-2023.pdf
- Defining and classifying AI in the workplace (OCDE, 2023) : https://www.oecd.org/content/dam/oecd/en/publications/reports/2023/03/defining-and-classifying-ai-in-the-workplace_35d2d069/59e89d7f-en.pdf
- Référence sur la certification de l’IA https://www.adalovelaceinstitute.org/project/quality-assurance/ https://www.iso.org/sectors/it-technologies/ai