À la lumière des constats faits dans la quatrième édition du livre La convention collective au Québec parue récemment chez Chenelièrei, les auteurs se questionnent quant aux effets sur les conventions collectives des turbulences inédites qu’ont connu les milieux de travail québécois au cours des dernières années : la pandémie de COVID-2019, la rareté de la main-d’œuvre ainsi que les revendications des différents mouvements sociaux réclamant des sociétés plus égalitaires et un environnement de travail sain et inclusif. En général, les parties patronales et syndicales ont dû expérimenter pour faire face à ces perturbations en s’entendant sur des mesures sortant de leur répertoire traditionnel.
La pandémie a touché l’ensemble des entreprises. Certaines ont dû cesser temporairement ou définitivement leurs opérations, entraînant une hausse vertigineuse du taux de chômage jusqu’à un sommet de 17,6 % en avril 2020. D’autres ont continué d’offrir des services jugés essentiels, tout en adaptant l’organisation du travail aux règles sanitaires en vigueur, minimisant ainsi les risques d’exposition au virus. D’autres enfin ont poursuivi leurs activités en basculant en télétravail, ce qui aurait touché environ 40 % de la main-d’œuvre canadienne en début de pandémie.
Si l’application des clauses de protection de l’emploi comme l’ancienneté et la supplantation a contribué à atténuer les conséquences des mises à pied dans le secteur syndiqué qui, sur ce plan, s’en est généralement mieux sorti que le secteur non syndiqué, d’autres dispositions des conventions collectives ont dû être adaptées et bonifiées. C’est ainsi que, par exemple, le maintien du lien d’emploi de la personne salariée inscrite sur la liste de rappel a pu être prolongé. Pour les personnes tenues de continuer à se présenter au travail, l’application et la bonification des mesures touchant la santé et la sécurité au travail ont été des préoccupations constantes, tout comme la négociation de primes d’inconvénients. Les parties se sont aussi souvent dotées de règles relatives au télétravail, un enjeu loin d’être consensuel. Ces adaptations et modifications, incluant la stabilisation des relations entre les parties par le prolongement de la durée de la convention, ont fait l’objet d’ententes qu’elles soient formelles ou non.
La pandémie a aussi aggravé une pénurie de main-d’œuvre déjà bien amorcée en 2020. Le taux de chômage était en effet descendu à moins de 5 % en 2019, une première en 45 ans. Malgré un bond substantiel pendant la pandémie, il est redescendu à un plancher historique de 4,3 % en 2022. Autre indicateur significatif, le taux de postes vacants a plus que triplé entre 2015 et 2022, passant de 1,8 % à 5,9 %. Enfin, manifestation des importantes tensions affectant le marché du travail, le nombre de personnes au chômage par emploi vacant a chuté dramatiquement de 4,6 en 2016 à 0,8 en 2022. Cette pénurie a entraîné des répercussions notables sur les relations patronales-syndicales ainsi que sur les conditions de travail et d’emploi.
Tout d’abord, le pouvoir de négociation des travailleuses, travailleurs et de leurs représentants a augmenté face à des employeurs confrontés à des difficultés d’attraction et de rétention d’une main-d’œuvre favorisée par les perspectives d’emploi offertes par le marché. Parmi les principaux gains figurent non seulement des hausses salariales appréciables, mais aussi la modification des structures salariales, dont la révision du nombre d’échelons, l’octroi de primes diverses et la bonification des avantages sociaux. Par ailleurs, l’organisation du travail a souvent été modifiée afin d’accroître la flexibilité de l’entreprise ou de réduire sa dépendance à la main-d’œuvre, notamment par un recours accru à la sous-traitance ou aux travailleurs étrangers temporaires, à l’automatisation, à la création d’emplois à temps plein, à des horaires de travail plus favorables aux travailleuses et travailleurs, à la flexibilité dans les affectations, etc. Même lorsque non modifiées, les règles ont parfois été appliquées avec plus de souplesse, comme celles concernant la répartition du travail en heures supplémentaires, l’absentéisme ou même les mesures disciplinaires. La pénurie a toutefois entraîné des répercussions négatives pour certaines travailleuses et certains travailleurs comme une surcharge de travail, l’incapacité de bénéficier des congés prévus ou l’obligation de travailler en heures supplémentaires. Il en va de même pour certains syndicats qui ont dû composer, par exemple, avec des conflits entre les anciens et les nouveaux membres, les attentes accrues de plusieurs, des difficultés d’accès aux libérations syndicales ou même un roulement plus élevé des officiers syndicaux.
La reconnaissance et l’implantation des droits fondamentaux de la personne ainsi que la lutte à la discrimination et au harcèlement sous toutes ses formes demeurent une tendance forte qui traverse les milieux de travail. Elle s’est encore accentuée récemment par l’occurrence de divers phénomènes, dont une diversification marquée de la main-d’œuvre, elle-même favorisée par une immigration en forte hausse et un recours élargi aux services de travailleuses et travailleurs migrants. La recherche d’un environnement de travail plus sain et inclusif, exempt de violence et de harcèlement, tant à caractère physique que psychologique ou sexuel, s’impose aujourd’hui dans tous les segments de la société. Le mouvement #MeToo, devenu viral au cours de la dernière décennie, n’est certes pas étranger à la vigueur de cette très grande préoccupation.
La législation et les politiques publiques ont été plus promptes à y répondre que les conventions collectives. Elles ont défini et imposé des mesures d’application générale propres à éradiquer ces pratiques nocives qui minent la qualité des milieux de travail. Ces dispositions légales s’imposent aux conventions collectives qui doivent être adaptées aux valeurs qu’elles promeuvent et aux droits qu’elles établissent. Récemment adoptée, la Loi visant à prévenir et à combattre le harcèlement psychologique et la violence à caractère sexuel en milieu de travail (L.Q. 2024, c. 4) en représente un exemple éloquent. Ces mesures explicites d’origine législative s’ajoutent au contenu conventionnel implicite, lui-même déterminé par les nombreuses dispositions d’ordre public relevant de la législation du travail, y compris celles relatives aux droits et libertés fondamentaux de la personne. Ce foisonnement législatif ne va pas sans bousculer l’autonomie des parties à la table de négociation, de même que le fonctionnement d’institutions de relations du travail d’importance dont au premier chef l’arbitrage des griefs.
Il demeure que la négociation collective a conduit à l’émergence et à la consolidation de clauses conventionnelles témoignant de l’engagement des parties envers l’égalité des sexes, la diversité et l’inclusion, dont des mesures d’égalité de rémunération, d’équilibre entre les responsabilités familiales et le travail, de lutte contre le harcèlement et la violence au travail, d’élimination de la discrimination, d’égalité des chances et de traitement inclusif ou de protection des travailleuses et travailleurs issus de groupes marginalisés, comme les travailleurs migrants, les travailleurs âgés et les Autochtones. Ces clauses, bien qu’encore loin d’être généralisées, s’avèrent un levier puissant dans la lutte contre les inégalités auxquelles se heurtent les travailleuses et travailleurs appartenant à des groupes historiquement défavorisés ou marginalisés.
Les conventions collectives sont influencées par les turbulences qui touchent les milieux du travail dans lesquels elles s’appliquent, comme le démontre l’étude de leur contenu à la lumière des perturbations vécues ces dernières années. Si les manifestations de ces turbulences ont été sévères, voire violentes, la réponse observée dans le contenu des conventions collectives recensées s’avère beaucoup plus modérée, relevant davantage de l’évolution que de la révolution. Il reste aussi à se demander lesquelles parmi ces expérimentations se poursuivront lorsque les perturbations s’estomperont.