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Prévention du harcèlement au travail au Québec et en Ontario : des approches législatives complémentaires

Pour contrer le harcèlement psychologique au travail, les législateurs québécois et ontarien ont d’abord choisi des approches différentes, qui ont toutefois avantage à être utilisées de manière complémentaire. Le législateur québécois s’engage maintenant résolument dans cette voie. 
30 avril 2024
Anne-Marie Delagrave | Julie Bourgault | Diane Gagné | Anne-Marie Laflamme

Le législateur québécois fut le premier en Amérique du Nord à consacrer, en 2004, le droit pour toute personne salariée à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique (Bourgault, 2006). Toutefois, l’approche choisie s’inscrivait initialement dans le régime des conditions minimales de travail, plutôt que dans celui de la prévention des risques pour la santé et la sécurité au travail. Davantage orientée sur la prévention tertiaire (axée sur la réparation), la Loi sur les normes du travail (LNT) établissait désormais, pour toutes les victimes de harcèlement, un recours contre l’employeur qui faisait défaut de respecter son obligation de prévenir et de faire cesser le harcèlement, mais aucun recours particulier contre le harceleur (Bourgault et Laflamme, 2018). Depuis son introduction, plusieurs autrices (Cox et Brodeur, 2020; Desjardins et Giguère, 2013; Laflamme, 2008) ont souligné l’insensibilité du régime québécois en matière de prévention du harcèlement aux principes bien établis de prévention primaire, qui impliquent l’élimination systématique des risques à la source (IRSST, 2024). Par ailleurs, des études récentes continuent de démontrer que peu de décisions des tribunaux concluent à du harcèlement psychologique avéré en milieu de travail au Québec (Bourgault et Laflamme, 2022).

Selon un récent sondage de l’Ordre des CRHA, 11 % des travailleuses et travailleurs affirmaient avoir été personnellement victimes de harcèlement au travail au cours de la dernière année; près du tiers des répondantes et répondants (30 %) ne savaient pas si une politique de prévention du harcèlement avait été mise en place par leur employeur (Vallières, 2024). Pourtant, l’obligation d’adopter et de rendre disponible au personnel une politique de prévention et de traitement des plaintes concernant le harcèlement psychologique au travail incombe expressément aux employeurs depuis la réforme de la LNT en 2018. Cet amendement législatif ne faisait toutefois que confirmer une obligation déjà bien établie par la jurisprudence, sans pour autant préciser le contenu de cette politique de prévention ni les mécanismes de traitement des plaintes.

En Ontario, l’approche législative préconisée pour contrer ce fléau est bien différente. Ciblant des mesures de prévention primaire, l’Ontario introduisait en 2010 des obligations précises pour lutter contre la violence et le harcèlement au travail dans la Loi sur la santé et la sécurité au travail (LSST (ON)), par l’élaboration d’un programme de prévention et d’une politique écrite de gestion des plaintes selon un système de responsabilité interne. En 2016, le législateur ontarien modifiait à nouveau la LSST (ON) en imposant des exigences supplémentaires pour renforcer les obligations de mise en œuvre des politiques de l’employeur, notamment en imposant l’adoption d’un programme qui détaille les processus de signalement et d’enquête. En plus de prévoir le contenu précis des politiques et programmes de prévention du harcèlement que doivent mettre en place les employeurs ontariens, la LSST (ON) leur impose un devoir de tenir une enquête appropriée à la suite d’une plainte pour harcèlement et d’en communiquer les résultats aux personnes concernées. Toutefois, le régime ontarien est également critiqué pour son ineffectivité, notamment attribuée au fait que le harcèlement psychologique ne constitue pas une infraction à la LSST (ON) et qu’aucun recours n’est prévu pour la victime de harcèlement au travail (Sobat, 2022; Halparin et Pinto, 2019; Perry, Berlingieri, Mirchandani, 2019).

En 2021, le législateur québécois a procédé à une importante réforme de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST). La Loi modernisant le régime de santé et de sécurité du travail (LMRSST) introduit l’obligation, pour les employeurs de tous les milieux de travail relevant de la compétence provinciale, de prendre les mesures nécessaires pour contrer la violence physique et psychologique. De plus, dans le cadre de dispositions qui entreront en vigueur progressivement d’ici 2025, la LMRSST prévoit la prise en compte des risques psychosociaux dans la démarche de prévention, ce qui inclut le harcèlement psychologique (INSPQ, 2022). Concrètement, la réforme de 2021 implique que les employeurs québécois devront considérer le harcèlement psychologique comme un risque à reconnaître et pouvant potentiellement causer une lésion professionnelle. En intégrant des mécanismes de prévention primaire, le Québec appréhende dorénavant le harcèlement psychologique et sexuel comme un risque pour la santé et la sécurité des travailleuses et travailleurs.

Encore plus récemment, le ministre du Travail déposait le projet de loi n° 42 visant à prévenir et à combattre le harcèlement psychologique et la violence à caractère sexuel en milieu de travail (PL-42). À l’instar de ce qui est prévu en Ontario, le PL-42 propose que l’article 81.19 LNT impose de manière détaillée le contenu d’une politique de prévention du harcèlement psychologique ou sexuel, incluant les méthodes utilisées pour reconnaître, contrôler et éliminer les facteurs de risques, de même que le processus de prise en charge de la situation. Il répond ainsi à de nombreuses critiques de la réforme de 2018 au sujet du mutisme de la LNT quant au contenu des politiques de prévention et de traitement des plaintes de harcèlement. La politique, élaborée conformément à la LNT, serait par ailleurs intégrée au programme de prévention (ou plan d’action) prévu par la LSST.

La combinaison de la réforme de 2021 de la LSST et des dispositions du PL-42, qui devraient être adoptées incessamment, semble traduire une volonté du législateur québécois de mettre en œuvre des mesures complémentaires, juxtaposant des approches de prévention primaire, secondaire et tertiaire afin de prévenir et de contrer le harcèlement psychologique et sexuel au travail. Il sera pertinent de mesurer comment ces modifications législatives se concrétiseront en un système plus cohérent permettant de réduire le nombre de victimes de harcèlement au travail.

Bibliographie

  • Bourgault, J. (2006). Le harcèlement psychologique au travail. Wilson & Lafleur.
  • Bourgault, J. et Laflamme, A.-M. (2018). Le régime québécois de protection contre le harcèlement psychologique au travail : particularités et enjeux jurisprudentiels. Revue de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, 2, 22-29.
  • Bourgault, J. et Laflamme, A.-M. (2022). Au-delà du harcèlement psychologique au travail : contrer l’exercice inapproprié du droit de direction. Dans P. Auvergnon et B. Lavaud-Legendre (dir.), Violences et relations de travail – Approches de droits français, étrangers et international (p. 171-179). Presses universitaires de Bordeaux.
  • Cox, R. et Brodeur, C. (2020). La réforme des dispositions sur le harcèlement psychologique dans la Loi sur les normes du travail : l’appel à une plus grande sensibilité au genre sera-t-il entendu?. Revue de droit d’Ottawa, 51(1), 51-97.
  • Desjardins, A. et Giguère, C. (2013). Santé mentale au travail : l’échec du droit à épouser une approche systémique. Les Cahiers de droit, 54(2-3), 359-388.
  • Halparin, M. et Pinto, A. (2019). Dealing with Safety and Harassment Issues in the Workplace. Dans K. D. Jordan et M.-J. Maur (dir.), 13th Family Law Summit (p. 1-3). Law Society of Ontario.
  • INSPQ (Institut national de santé publique du Québec). (2022). Risques psychosociaux du travail. https://www.inspq.qc.ca/risques-psychosociaux-du-travail-et-promotion-de-la-sante-des-travailleurs/risques-psychosociaux-du-travail.
  • IRSST (Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail). (2024). Prévention de la violence interpersonnelle en milieu de travail, Définitions. https://www.irsst.qc.ca/prevention-violence/definitions.html.
  • Laflamme, A.-M. (2008). Le droit à la protection de la santé mentale au travail. Yvon Blais.
  • Perry, J. A., Berlingieri, A. et Mirchandani, K. (2019). Precarious work, harassment, and the erosion of employment standards. Qualitative Research in Organizations and Management: an International Journal, 15(3), 331-348.
  • Sobat, E. (2022). Just Going Through the Motions? Regulating Personal Harassment under Ontario’s Occupational Health and Safety Act. Canadian Labour & Employment Law Journal, 24(1), 31-102.
  • Vallières, M. (2024, 25 janvier). Il n’est plus possible de se mettre la tête dans le sable. La Presse. https://www.lapresse.ca/affaires/2024-01-25/harcelement-en-milieu-de-travail/il-n-est-plus-possible-de-se-mettre-la-tete-dans-le-sable.php.

Author
Anne-Marie Delagrave professeure suppléante, Faculté de droit Université Laval

Author
Julie Bourgault professeure titulaire, directrice du Département de droit Université du Québec en Outaouais

Author
Diane Gagné professeure titulaire, directrice des CPCS en gestion Université du Québec à Trois-Rivières

Author
Anne-Marie Laflamme professeure titulaire et doyenne Faculté de droit Université Laval

Source : Revue RH, volume 27, numéro 2 ─ AVRIL MAI JUIN 2024