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La mesure des risques psychosociaux : un premier pas vers l’amélioration continue — Illustration d’une démarche dans le milieu juridique canadien

Pour répondre aux préoccupations exprimées par les partenaires concernés dans l’établissement d’un diagnostic visant la prise en charge efficace des risques psychosociaux en organisation, une démarche diagnostique fructueuse menée auprès des personnes professionnelles du droit est présentée.
30 avril 2024
Marie-Michelle Gouin, CRIA | Nathalie Cadieux, CRHA | Éveline Morin | Rémi Labelle-Deraspe | Hermann B.T. Tegninko

Comment prévenir ce que l’on n’arrive pas à saisir? Cette question renferme plusieurs préoccupations exprimées avec la mise en œuvre de la LMRSST : comment, concrètement, prévenir les risques psychosociaux (RPS)? Il s’agit de deux questions fondamentales auxquelles nous répondons par la présentation d’une démarche diagnostique menée dans le milieu juridique canadien, qui s’avère déjà fructueuse en matière de prévention des RPS. La clé? Mesurer et illustrer afin de paver la voie à une prévention durable.

La détermination des risques est le premier pas de toute démarche d’amélioration continue vers une prévention durable en santé et sécurité au travail (SST). La correction et le contrôle des RPS passent ainsi par leur mesure et leur évaluation. Cela est essentiel pour arriver à départager les symptômes – facilement observables – des causes « racines » qui en sont à l’origine et qui peuvent engendrer des problèmes de santé mentale. L’efficacité des moyens priorisés pour les prévenir en dépend. Or, les RPS et la santé mentale sont moins tangibles que d’autres enjeux en SST. Concrètement, comment arriver à les saisir?

Intangible, mais pas insaisissable!

Un diagnostic rigoureux des RPS est à la portée de toute organisation. Cet article présente celui au cœur d’un projet national en santé mentale mené auprès des personnes professionnelles du droit canadien (Cadieux et al., 2022). Il est compatible avec la démarche générique d’intervention (CRHA, 2024) qui sera d’ailleurs appliquée à la SST dans un livre à paraître (2026; Presses de l’Université du Québec). Dans les prochaines lignes, trois étapes au cœur d’un tel diagnostic sont reprises et discutées :

3 étapes d'un diagnostic :

  1. la mise en contexte
  2. la mesure (sondage)
  3. l’analyse diagnostique
  1. Mise en contexte

    Dès la demande d’une intervention, plusieurs écueils (p. ex., entreprendre un projet sans avoir les ressources et l’engagement nécessaires à sa réussite) peuvent être évités en prenant « un pas de recul ». Cela permet la mise en contexte de la demande pour en comprendre l’origine (p. ex., les raisons derrière l’intervention et les personnes concernées) et le fonctionnement du milieu où elle se tiendra (Baril-Gingras, 2010; Lescarbeau et al., 2003; St-Vincent et al., 2011). Se rendre « sur le terrain » est alors essentiel. Pour comprendre la réalité des personnes professionnelles du droit, Cadieux et Gladu-Martin (2016) ont mené des entretiens guidés par un cadre multidimensionnel de la santé mentale au travail (Marchand, 2004). Le problème ainsi que ses causes et conséquences ont été ainsi circonscrits, afin de développer un outil de mesure contextualisé au milieu, dans une perspective de prévention durable (Cadieux et al., 2019).

  2. Utilisation d’un sondage

    Impossible de mesurer ce que l'on ne connaît pas! Lorsque contextualisée, l’utilisation d’un sondage est économe en temps et permet de brosser le portrait des RPS en combinant des questionnaires validés soutenant la qualité des données cueillies. Ainsi, un même sondage peut combiner des mesures de RPS (p. ex., demande psychologique), de facteurs de protection (p. ex., soutien des collègues) et d’indicateurs de santé mentale (p. ex., symptômes dépressifs). Dans le contexte du milieu juridique canadien, un sondage autoadministré (en ligne) constitué de 403 questions (oui, c’est beaucoup!) a été retenu. Il a permis de mesurer plus d’une cinquantaine de facteurs de risques et de protection et d’indicateurs de santé mentale, dont ceux qui sont susmentionnés. Les données ont ensuite été analysées et comparées afin :

    • De brosser le portrait du bien-être, de la santé mentale et de l’incapacité.
    • De comprendre les liens entre les RPS et les facteurs de protection et les indicateurs de santé mentale mesurés.
  3. Diagnostic

    Notre équipe s’est ensuite réunie pour développer une compréhension commune départageant les symptômes des causes sous-jacentes. Un inventaire de problèmes a ainsi été dressé selon une approche inspirée de la théorie des contraintes de Goldratt (1990; voir la Figure 1). Aussi appelée « arbre de la réalité courante »; cette approche permet de distinguer :

    1. les causes « racines » (fondamentales),
    2. les causes secondaires
    3. les symptômes reliés à un phénomène.

    Figure 1 : Arbre des causes, adapté de Cadieux et al. (2022), p.355
    Figure 1 : Arbre des causes, adapté de Cadieux et al. (2022), p.355

    Comment? En décortiquant les problèmes soulevés précédemment et en analysant leurs interrelations sur la base de données probantes. Cela nécessite de recourir à une personne spécialiste des RPS (p. ex., provenant d’une ASP). Ainsi, trois causes « racines » ressortent (voir la Figure 2) : les contextes sociaux (p. ex., violence), de pratique (p. ex., RPS particuliers à la pratique du droit) et individuels (p. ex., discrimination vécue). L’intersection de plusieurs racines peut accroître les risques. Par exemple, une combinaison d’éléments du contexte individuel (p. ex., enfants à charge) et professionnel (p. ex., allongement des heures travaillées pour atteindre des objectifs d’heures facturables) peut engendrer un conflit travail-vie personnelle. Bref, le sol, qui représente la culture professionnelle, alimente les trois causes « racines », puis le tronc (causes secondaires) et les branches, jusqu’aux feuilles (symptômes). Or, ces feuilles, en tombant au sol (p. ex., épuisement professionnel), nourrissent l’arbre; contribuant à perpétuer la culture professionnelle hautement performante et compétitive en place (Cadieux et al., 2022).

     Figure 2 : Arbre de réalité courante découlant du diagnostic réalisé par Cadieux et al. (2022)
    Figure 2 : Arbre de réalité courante découlant du diagnostic réalisé par Cadieux et al. (2022)

En conclusion

L’image de l’arbre permet d’orienter les efforts vers une prévention durable des enjeux liés aux RPS dans le milieu juridique canadien. Dix recommandations couvrant les trois causes « racines » ont donc été émises aux partenaires et plusieurs initiatives sont mises en œuvre à travers le Canada. Un tel projet mené en partenariat encourage ainsi la mise en œuvre d’actions visant les causes fondamentales pour œuvrer vers un changement de culture pérenne.

Références


Marie-Michelle Gouin, CRIA Professeure École de gestion, Université de Sherbrooke Centre Lemaire en gestion responsable

 

Nathalie Cadieux, CRHA professeure École de gestion, Université de Sherbrooke Centre Lemaire en gestion responsable

Éveline Morin candidate au DBA École de gestion, Université de Sherbrooke Centre Lemaire en gestion responsable

Rémi Labelle-Deraspe professeur École de gestion, Université de Sherbrooke Centre Lemaire en gestion responsable

Hermann B.T. Tegninko candidat au DBA École de gestion, Université de Sherbrooke Centre Lemaire en gestion responsable

Source : Revue RH, volume 27, numéro 2 ─ AVRIL MAI JUIN 2024