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Les mécanismes neurologiques d’une décision

L’être humain se voit contraint de prendre nombre de décisions quotidiennement, que ce soit pour savoir quelles chaussures mettre le matin en s’habillant, dans quel fond investir pour économiser ou quoi faire quand un collaborateur va mal au sein de l’entreprise.
25 avril 2019
Marie Prévost

Comment notre cerveau fait-il pour prendre une décision? Dans leur article « The Neurobiology of Rewards and Values in Social Decision-Making » (2014), Christian C. Ruff et Ernst Fehr ont synthétisé les recherches actuelles et ont montré que les choix sont faits en suivant trois étapes distinctes liées à différentes aires du cerveau.

Une première étape concerne les récompenses (ou punitions) reçues pour une action passée. Des signaux neuronaux attribuent une certaine valeur à des actions ou à des choix que nous avons déjà faits auparavant. Dans ces cas, le cortex orbitofrontal (situé derrière les yeux) ainsi que des régions liées aux émotions, telles que l’amygdale, l’insula et le cortex cingulaire antérieur, sont activés. En particulier, l’insula et le cortex cingulaire antérieur sont activés pour les actions qui ont mené à une conséquence négative (punition).

Une deuxième étape concerne l’anticipation d’une récompense pour une action ou un choix à venir. Dans ce cas, il s’agit donc d’une récompense que l’on a appris à associer à un type d’action ou de choix et qu’on peut donc anticiper pour le futur. Ici, l’aire tegmentale ventrale et la substance noire, qui contiennent de nombreux neurones dopaminergiques, sont activées. Le striatum ventral est aussi sollicité dans cette anticipation de la récompense.

Une troisième et dernière étape concernerait l’intégration de l’anticipation des récompenses pour une action à venir et des coûts ou efforts associés à cette action, ainsi que de toutes les options qui s’offrent à nous lors d’une prise de décision. De cette intégration ressortirait la décision finale. Le cortex préfrontal ventromédian (comprenant en partie le cortex orbitofrontal) a été associé à ce processus final dans la prise de décision.

Une décision s’élaborent ainsi sur la base des actions similaires passées et des récompenses qu’elles nous ont rapportées, sur la base de la récompense anticipée pour une action à venir et sur la base de l’effort / du coût de cette action à venir. Notre cerveau synthétise toutes ces données et évalue si l’action doit être faite en fonction du résultat de cette synthèse.

Ces recherches, qui lient les neurosciences et l’économie expérimentale, ont souvent été montrées pour des choix monétaires où les participants pouvaient parier et gagner de l’argent, par exemple. Ce qui est fascinant, c’est que ces mêmes régions du cerveau, qui évaluent les récompenses / punitions et l’anticipation de celles-ci, sont aussi sollicitées dans le cas de situations sociales, ce qui est utile et très pertinent en entreprise.

Par exemple, dans une expérience où des participants étaient récompensés par des évaluations positives sur leur personnalité par d’autres joueurs, les mêmes régions que pour une récompense monétaire étaient activées (striatum ventral). À l’inverse, l’exclusion sociale activait les régions liées à la douleur (cortex cingulaire antérieur) et serait ainsi anticipée comme une punition potentielle dans nos futurs choix. Autre exemple de récompense sociale : recevoir une rétroaction positive d’un collègue. Cette reconnaissance par les pairs active les régions cérébrales de la récompense (cortex préfrontal ventromédian) et s’ajoute à notre apprentissage des associations entre récompenses et actions passées. À l’avenir, cette rétroaction positive des collègues pèsera dans la balance décisionnelle comme une potentielle récompense anticipée et influencera ainsi notre prise de décision. Plus intéressant encore, le simple fait pour quelqu’un d’être exposé au regard de ses collègues va influencer fortement l’arbre décisionnel, suivant le principe, cité plus haut, d’anticipation de la récompense (rétroaction positive, soutien, etc.) ou de la punition (exclusion sociale), qui sera une conséquence du choix fait devant eux. Il est essentiel de considérer que cet effet ne se produit que lorsque les autres sont considérés comme faisant partie du même groupe social, tels des collègues ou des amis.

Cette région qui code la récompense d’une action possible est aussi sensible à l’inégalité de traitement entre nous et un autre individu ayant fait la même action. Si pour un même effort et une même performance les récompenses sont inégales, notre cerveau mesure précisément la valeur de cette inégalité et l’intègre dans notre arbre décisionnel. Ce mécanisme pourrait expliquer notre aversion face aux inégalités sociales et le fait que le salaire puisse jouer un rôle important lorsqu’il est comparé à une moyenne de salaires dans l’entreprise plutôt que considéré pour son niveau absolu. Ces réseaux cérébraux, qui sont sensibles aux récompenses sociales ainsi qu’aux inégalités sociales, pourraient aussi avoir permis à nos civilisations d’évoluer comme elles l’ont fait en facilitant la coopération entre les personnes.

Notre tendance à décider en faveur d’un plaisir immédiat plus facilement qu’en faveur de récompenses ou de plaisirs lointains peut se comprendre par le coût ou l’effort qui est associé avec le fait de ne pas choisir la récompense immédiate afin de favoriser la récompense lointaine. C’est aussi problématique en entreprise quand les échéanciers ne sont pas respectés, quand le nombre d’erreurs coûte cher à l’entreprise ou quand des décisions hâtives handicapent les processus généraux.

Système 1
Système 2
Système 1

Caractéristiques :

  • Rapide
  • Intuitif
  • Utilise des raccourcis (biais cognitifs)
Système 2

Caractéristiques :

  • Lent
  • Analytique
  • Utilise des méthodes (procédures)
Système 1

Ce qui le favorise :

  • Fatigue
  • Stress
  • Hyperstimulation
  • Distractions
Système 2

Ce qui le favorise :

  • Réflexion
  • Faits
  • Décisions de groupe
  • Prendre son temps
Système 1

Utile pour :

  • Liens sociaux et émotions
  • Rapidité
  • Utiliser les biais
Système 2

Utile pour :

  • Décisions importantes
  • Réduire les erreurs
  • Éviter les biais

Dans son livre Système 1, système 2, le chercheur Daniel Kahneman, psychologue qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2002, a montré que nous traitons les informations selon deux systèmes : le système 1, globalement intuitif, rapide, émotionnel; et le système 2, plus lent et analytique. Généralement, un équilibre entre les deux systèmes s’opère pour prendre les myriades de décisions quotidiennes. En effet, le système 2, lent et analytique, demande des efforts cognitifs qu’il serait déraisonnable de consentir pour chaque petite décision que l’on prend. On s’en remet donc au système 1, rapide et demandant peu d’effort, pour guider notre choix de boisson au restaurant, notre choix de courir ou pas pour attraper le métro, ou encore notre choix d’envoyer un courriel sans le relire.

Des facteurs tels que la fatigue, le stress, la trop grande quantité d’informations et les distractions vont favoriser l’utilisation du système 1 au détriment du système 2, car plus économe en énergie, plus rapide et plus sensible à l’état émotionnel. C’est donc ce système 1 qui nous incitera à dépenser notre argent pour nous acheter le dernier gadget au lieu d’économiser, acheter la tarte au chocolat au lieu d’une pomme, et à rester sur notre canapé au lieu d’aller faire du sport. Comment favoriser le système 2, alors? Le livre Affirmez le manager qui est en vous, publié en 2018, contient plusieurs recommandations utiles pour les entreprises.

Recommandation 1. Dans les cas de recrutement, d’attribution de tâches et d’attribution de promotion, privilégier la comparaison directe entre les dossiers des candidats / collaborateurs de façon collective donnera de meilleurs résultats, moins biaisés qu’habituellement. La comparaison simultanée des dossiers permet d’éviter le biais cognitif dit de disponibilité, qui nous fait privilégier les informations que nous avons sous les yeux au détriment d’informations disponibles ailleurs. La décision collective, quant à elle, nous force à argumenter et à nous baser sur des faits (système 2) pour prendre une décision plutôt que sur une émotion ou une intuition (système 1).

Recommandation 2. Inciter à la planification favorisera aussi le système 2. Par exemple, proposer d’indiquer clairement quand une tâche sera accomplie et comment elle sera accomplie est un bon moyen d’aider ses collaborateurs à tenir leurs engagements. Cela permet effectivement de contrer les tendances à repousser la tâche à plus tard et à privilégier d’autres activités au lieu d’avancer dans ladite tâche.

Recommandation 3. Favoriser la prise en compte de preuves contraires est un autre moyen de réduire les biais cognitifs, ces raccourcis qui guident les choix issus du système 1. De manière générale, nous avons tendance à intégrer uniquement les preuves qui confirment nos croyances (biais de confirmation). À cela s’ajoute le biais cognitif nous incitant à préférer le résultat d’un choix qu’on vient de faire, même si ce choix n’est pas le meilleur, par rapport aux autres choix que nous venons d’écarter. Pour éviter ces biais, insister sur la prise en compte de preuves contraires va permettre d’activer le système 2 et la réflexion. Dans un groupe, cela peut se traduire par le fait d’assigner le rôle d’avocat du diable à quelqu’un qui cherchera toutes les preuves contraires à nos choix immédiats et à nos croyances et qui nous forcera à les prendre en compte.

Recommandation 4. Utiliser des rappels permet aussi de réduire considérablement les erreurs liées au système 1. Le chirurgien Atul Gawande a obligé tout le personnel de huit hôpitaux à revoir une liste de vérification des procédures avant chaque chirurgie (The Checklist Manifesto, 2008). Grâce à cela, il y a eu 36 % moins de complications et 47 % moins de décès. Des rappels de procédures, de méthodes et de règles de sécurité effectués avant une action peuvent ainsi éviter des erreurs et des approximations dues à un manque d’utilisation du système 2.

Le cerveau prend donc ses décisions en tenant compte de nombreux facteurs, pesant le pour (récompense) et le contre (punition), ainsi que le bien-être des pairs. Les récompenses sociales (rétroaction positive, inclusion au groupe, reconnaissance des pairs) sont aussi puissantes, si ce n’est plus puissantes, que les récompenses matérielles et permettent de nombreux leviers motivationnels en entreprise. En prenant le temps de réfléchir et d’analyser les situations de façon collective et bienveillante (ce qui enlèvera l’anticipation potentielle d’une punition sociale), on a toutes les chances de favoriser des prises de décisions optimales pour l’entreprise et l’employé.

Références bibliographiques

  • RUFF, Christian C. et Ernst Fehr (2014). « The Neurobiology of Rewards and Values in Social Decision-Making ». Nature Reviews Neuroscience, vol. 15, no 8, p. 549-562.
  • KAHNEMAN, Daniel (2012). Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée. Paris, Flammarion, 545 pages.
  • LIEBERMAN, Matthew D. (2013). Social. Why Our Brains Are Wired to Connect. New York, Crown, 384 pages.
  • DRUCKER, Peter et al. (2018). Affirmez le manager qui est en vous. Onze règles efficaces pour gérer ses équipes et collaborer avec agilité. Éditions Prisma, 174 pages.
  • GAWANDE, Atul (2011). The Checklist Manifesto. How to Get Things Right. Londres, Picador, 240 pages.

Marie Prévost

Source : Revue RH, volume 22, numéro 2, avril/mai/juin 2019