Transgenre, identité de genre, expression de genre et diversité sexuelle. Plus une semaine passe sans qu’on lise ces mots à la une de l’actualité nordaméricaine. Récemment, les politiques controversées de l’administration Trump quant au refus de permettre aux personnes transgenres de joindre les rangs de l’armée américaine et les multiples déclarations de Justin Trudeau incitant à l’inclusion ont fait couler beaucoup d’encre. Il va sans dire que les enjeux de la communauté transgenre occupent une place grandissante sur les scènes politique et judiciaire. Mais qu’en est-il des enjeux de cette communauté sur le marché du travail?
Avant d’élaborer davantage sur le sujet, certains concepts méritent d’être définis afin de situer les enjeux qui seront traités dans le présent article. D’abord, l’identité de genre réfère à l’expérience intérieure et personnelle que chaque personne a de son genre. Il est possible d’avoir le sentiment d’être une femme, un homme, les deux, ni l’un ni l’autre, ou d’être à un autre point dans le continuum des genres. L’expression de genre, quant à elle, réfère à la manière dont une personne exprime ouvertement son genre par ses comportements, son apparence physique, ses choix vestimentaires, sa coiffure, le port de maquillage, son langage corporel et, finalement, par sa voix. Il est important de noter que ni l’identité de genre ni l’expression de genre ne sont tributaires du sexe biologique d’une personne ou de celui assigné à sa naissance. L’identité et l’expression de genre sont deux concepts non limitatifs : ils renferment chacun une infinité de possibilités, qui sont propres à chaque individu selon sa réalité et ce qu’il ressent. On dira donc d’un individu qu’il est transgenre si son identité de genre ne correspond pas au sexe assigné à sa naissance, et ce, nonobstant toute chirurgie de réassignation sexuelle.
L’enjeu en chiffres
La précarité et la vulnérabilité des personnes transgenres sur le marché du travail sont des réalités bien présentes au Canada.
Près de chez nous, une étude récente menée en Ontario auprès de la communauté transgenre (voir : Transgender People in Ontario, Canada. Statistics to Inform Human Rights Policy, Trans PULSE Project Team, 2015) l’illustre de façon claire. Selon cette étude, 18 % des personnes transgenres sondées se sont vu refuser un emploi pour des raisons d’identité de genre, 13 % ont déjà perdu un emploi pour ces mêmes raisons et 34 % disent avoir été victimes de harcèlement verbal ou physique au travail. Cela pourrait expliquer pourquoi près d’un quart des personnes transgenres en milieu de travail n’osent pas afficher ou dévoiler leur identité de genre auprès de leurs collègues.
Ce que la loi prévoit
La discrimination basée sur le fait d’être une personne transgenre est prohibée depuis plusieurs années et est assimilée, par les tribunaux canadiens, à de la discrimination basée sur le sexe. Néanmoins, l’ensemble des provinces canadiennes, à l’exception du Nouveau-Brunswick, a d’ailleurs récemment réaffirmé sans équivoque la protection octroyée aux personnes transgenres en ajoutant expressément dans leurs législations «l’expression et/ou l’identité de genre» comme motifs prohibés de discrimination. Le législateur fédéral a fait de même par l’adoption du projet de loi C-16, ajoutant au Code criminel et à la Loi canadienne sur les droits de la personne des références directes à l’identité et à l’expression de genre.
Plus particulièrement, dans les milieux de travail au Québec, la Charte des droits et libertés de la personne accorde certaines protections aux personnes transgenres. D’abord, la Charte interdit notamment à l’employeur toute discrimination sur la base de l’identité ou de l’expression de genre dans l’embauche, la formation et la promotion d’une personne, ou comme motif de fin d’emploi. L’employeur doit aussi assurer en tout temps le droit à la vie privée, à la confidentialité et à la dignité de tout employé. En outre, le droit à l’égalité sans discrimination basée sur le sexe et de façon plus contemporaine, sur l’identité et/ou l’expression de genre, impose à l’employeur le devoir d’accommoder, si nécessaire, un employé transgenre. Bien qu’il n’existe aucune définition exhaustive de l’obligation d’accommodement, celle-ci exige habituellement que l’employeur ajuste, modifie ou adapte une norme d’emploi ou une tâche afin de permettre à l’employé de fournir sa prestation de travail.
Une limite existe toutefois à l’obligation d’accommodement : la contrainte excessive. Encore ici, la jurisprudence ne définit pas précisément ce qu’est une contrainte excessive. Il est généralement admis que cette dernière s’évalue notamment selon le poids financier et/ou l’impact organisationnel que la mesure d’accommodement pourrait avoir sur l’employeur. La taille de l’organisation, sa capacité de payer et les conditions économiques viendront normalement influer sur la qualification d’une contrainte. C’est donc dire que l’obligation d’accommodement peut ne pas être de même intensité pour une multinationale dotée d’un service complet de ressources humaines que pour une PME comptant en tout et pour tout une vingtaine d’employés. Or, de façon générale, payer un employé pour du travail non effectué ou pour du travail qui ne satisfait pas les normes de l’entreprise, devoir créer un nouvel emploi, porter atteinte aux droits des collègues de travail et tout accommodement qui engendrerait un risque sérieux pour la santé et pour la sécurité d’un employé sont des contraintes dites excessives. Par opposition, une mesure d’accommodement qui pourrait susciter un malaise ou un inconfort chez les autres membres du personnel ne constitue généralement pas une « contrainte excessive ».
Il va sans dire que l’employé se doit de collaborer et de communiquer avec son employeur et, le cas échéant, son syndicat, afin de faciliter l’identification et la mise en oeuvre des mesures d’accommodement appropriées à sa situation.
40 000 $ est la somme versée en dommages-intérêts par le propriétaire d’un marché public à quatre personnes.
Ce que la jurisprudence prévoit
Outre quelques décisions du Tribunal canadien des droits de la personne et du Tribunal des droits de la personne du Québec octroyant des dommages-intérêts à des personnes transgenres qui sont parvenues à démontrer un comportement discriminatoire de la part d’un employeur (voir : 2004 TCDP 7, 2007 TCDP 53 et (1998) 33 CHRR D/623), très peu de décisions ont été rendues au Québec sur l’enjeu des personnes transgenres en milieu de travail. Deux décisions ontariennes sont toutefois dignes d’intérêt : l’affaire Salsman c. London Sales Arena Corp., 2014 HRTO 775, et l’affaire Vanderputten c. Seydaco Packaging Corp., 2012 HRTO 1977.
Dans l’affaire Salsman, la Cour a condamné le propriétaire d’un marché public à verser 40 000 $ en dommages-intérêts à quatre personnes qui travaillaient dans un kiosque du marché dont trois personnes transgenres, pour avoir tenu à leur endroit des propos discriminatoires et offensants et pour atteinte à leur dignité, ainsi qu’à la propriétaire du kiosque, n’étant pas elle-même transgenre, pour avoir subi un préjudice par association. La Cour a, de surcroît, exigé que le propriétaire du marché permette à toute personne d’utiliser les toilettes correspondant à son identité de genre. Le défendeur et le personnel de gestion du marché se sont également vu ordonner de suivre une formation sur la prévention de la discrimination et sur les droits fondamentaux.
L’affaire Vanderputten, quant à elle, porte sur le congédiement illégal d’une employée transgenre. Le Tribunal a conclu que l’employée était soumise à un environnement de travail toxique et que l’employeur a omis de considérer la position d’extrême vulnérabilité d’une personne transgenre. Le Tribunal a alors établi qu’il était discriminatoire de traiter systématiquement une personne transgenre selon le genre qui lui est assigné à la naissance et d’exiger des documents légaux ou médicaux attestant de son sexe avant de consentir à tout accommodement. L’employeur a été condamné à verser plus de 20 000 $ en dommages-intérêts à l’employée, à lui payer tout salaire perdu depuis la date du congédiement, à instaurer une politique contre le harcèlement au travail et à former le personnel de gestion en conséquence.
Bien que les décisions Salsman et Vanderputten portent sur des comportements particulièrement répréhensibles, elles apportent tout de même certains enseignements éclairants quant aux pratiques à adopter en entreprise et privilégiées par nos tribunaux.
Discrimination des personnes transgenres dans le monde du travail :
- 18 % se sont vu refuser un emploi
- 13 % ont déjà perdu un emploi
- 34 % disent avoir été victimes de harcèlement verbal ou physique
Sources : Transgender People in Ontario, Canada. Statistics to Inform Human Rights Policy, Trans PULSE Project Team, 2015)
Conseils et astuces pour y voir plus clair
Plusieurs enjeux potentiels sont à prévoir lorsqu’il est question d’inclusion et d’accommodement d’une personne transgenre en milieu de travail. Les conseils qui suivent se veulent généraux et devront être adaptés en fonction de la volonté ou des besoins de tout employé transgenre et des moyens à la disposition de l’employeur. En toutes circonstances, l’employeur doit tenter de minimiser autant que possible les barrières qui pourraient être présentes dans le milieu de travail et éviter les effets négatifs sur toute personne vulnérable. Il peut être sage d’obtenir une opinion juridique et/ou de la communauté concernée afin de s’assurer que tout aménagement proposé respecte les obligations légales de l’employeur et réponde aux exigences de la communauté.
Le premier conseil est probablement une évidence : s’assurer que le lieu de travail soit inclusif et exempt de harcèlement. Il importe de rappeler que la Loi sur les normes du travail protège tout salarié contre le harcèlement psychologique au travail. L’employeur doit donc prendre les moyens raisonnables pour le prévenir et, au besoin, le faire cesser. L’instauration d’une politique contre le harcèlement psychologique ainsi que la sensibilisation des employés aux enjeux relatifs à la diversité sexuelle et à l’inclusion sont généralement des moyens de prévention efficaces.
D’autre part, il est possible qu’un employé demande de changer de nom au travail. D’abord, l’employeur est obligé de changer le nom de l’employé lorsque le changement légal de nom de ce dernier est effectif. L’employeur est aussi tenu d’utiliser le nom légal de l’employé lorsque la loi l’exige, entre autres pour l’ensemble des documents liés à la paye ou à un ordre professionnel. Or, il se peut qu’un employé ayant obtenu le changement légal de son nom ne soit pas prêt à dévoiler sa nouvelle identité à ses collègues. Le cas échéant, la confidentialité est de mise et l’ancien nom de l’employé devrait être utilisé autant que possible pour le désigner, et ce, jusqu’à ce que l’employé soit prêt à dévoiler sa nouvelle identité à ses collègues. Il est aussi possible qu’un employé demande de changer de nom avant d’avoir effectué un changement de nom légal. Dans ce cas, et sans égard à tout traitement médical, chirurgie ou document légal attestant de son identité ou expression de genre, l’employé devrait pouvoir être désigné selon le nom désiré et son identité de genre ressentie sur les documents d’identification de l’entreprise et dans les registres corporatifs sauf si, tel que mentionné précédemment, le nom légal est exigé par la loi.
Ensuite, l’utilisation de salles de bain, vestiaires ou tout autre service « genré » peut aussi être un enjeu potentiel. Dans la mesure du possible, l’employé devrait avoir accès aux salles de bain, vestiaires et services qui correspondent à son identité de genre. Dans l’éventualité où un collègue de travail serait préoccupé par le fait qu’une personne transgenre utilise la même salle de bain ou vestiaire que lui, l’employeur pourrait accommoder ce collègue en lui permettant d’utiliser une salle de bain ou un vestiaire différent. Lorsque confronté à une revendication, il est important pour l’employeur de considérer la balance des inconvénients pour chacune des parties impliquées. La désignation de salles de bain et de vestiaires « neutres », sans écriteau « genré » sur les portes, peut aussi être une solution.
Lorsque le port d’un uniforme ou un code vestimentaire est imposé, l’employé devrait être libre de choisir celui du sexe qui lui convient le mieux dans la mesure du possible. Un code vestimentaire flexible et inclusif est souvent la solution. Aucun accommodement quant à l’uniforme ou au code vestimentaire ne devrait être fait aux dépens de la sécurité de l’employé sur le lieu de travail, cependant.
Certaines absences pour rendez-vous médicaux peuvent aussi être à prévoir. Il est possible qu’un employé doive s’absenter pour des chirurgies de réassignation de sexe, des traitements hormonaux ou des thérapies. Le cas échéant, l’obligation d’accommodement s’applique, jusqu’à ce que ces demandes constituent pour l’entreprise une contrainte excessive. Il faut donc prévoir ces absences afin d’être en mesure de pallier celles-ci et, au besoin, adapter l’horaire de travail de l’employé en conséquence.
Finalement, dans l’éventualité où un employé désire faire une transition de sexe, il peut être pertinent d’élaborer avec cet employé un plan de transition. Essentiellement, un plan de transition est un document élaboré de concert par l’employeur et l’employé concerné afin de fixer les différents jalons de la transition de l’employé ainsi que les mesures d’accommodement qui seront nécessaires lors de ce processus. Les parties peuvent donc y prévoir, entre autres, la date de la divulgation de l’identité de genre aux collègues, la date du changement de nom dans les documents et registres de l’entreprise, les salles de bain et vestiaires qui seront utilisés par l’employé aux différents moments de sa transition, ainsi que les différents congés qui seront nécessaires à sa transition.
En bref, l’essentiel pour un employeur en matière d’accommodement et d’inclusion d’un employé transgenre est d’être proactif et conciliant : il faut anticiper les demandes d’accommodement et les défis potentiels liés à cet enjeu pour être en mesure d’y faire face de manière efficace. Chaque personne a ses besoins particuliers et sa réalité bien à elle. Il faut donc toujours être à l’écoute et savoir s’adapter. Respect, confidentialité, ouverture d’esprit et collaboration devraient être les mots d’ordre guidant l’employeur dans ses différentes démarches.
Mise à jour – octobre 2021
Le changement de nom au travail pour des raisons liées à l’identité de genre ou pour toute autre raison devrait être accepté par l’employeur, à moins qu’une loi exige que le nom légal soit utilisé. Aucune décision émanant d’un tribunal n’a été rendue allant à l’encontre d’une demande de changement de nom. L’employeur pourrait être justifié de refuser la demande si celle-ci était excessive, par exemple si elle était faite à répétition, ou encore si le nom risquait de porter atteinte à sa réputation ou s’il était inapproprié.
L’auteure tient à remercier Catherine C. Beauvais pour son appui dans la recherche et la rédaction du présent article.
Référence bibliographique
- BAUER, Greta R. et Ayden I. Scheim, pour Trans PULSE Project Team (2015). Transgender People in Ontario, Canada. Statistics to Inform Human Rights Policy.