ressources / revue-rh / volume-20-no-3

La grande conversation organisationnelle : comment naviguer à travers les langages organisationnels en ayant de l’impact

Les organisations ressemblent souvent à des tours de Babel. Les gens aux ressources humaines ont le rôle stratégique de traduire en mots et en images afin d’assurer la simplicité et la compréhension commune.

1 septembre 2017
Yvon Chouinard, CRHA, Distinction Fellow

Ce texte vous permettra de situer plus largement les facteurs de complexité, d’horizons de temps, de langages organisationnels et de préoccupations des différents acteurs, dans une perspective globale systémique et stratégique.

Après le Déluge, les descendants de Noé eurent l’idée de construire à Babel une tour assez haute pour que son sommet atteigne le ciel. Mais Dieu, y voyant une entreprise d’orgueil, fit échec au projet en y introduisant la diversité des langues et donc, la confusion, car les hommes n’étaient plus en mesure de se comprendre. Ils se sont alors dispersés selon leurs langues spécifiques sans terminer le projet commun.

Les organisations ressemblent souvent à la Tour de Babel où chaque niveau hiérarchique, chaque service, chaque spécialité utilise son propre langage et un jargon parfois difficile à saisir par les autres. Si la personne qui communique ne fait pas un effort particulier pour traduire son message afin qu’il soit non seulement compris, mais en mesure d’influencer les parties prenantes, nous assistons alors à une cacophonie qui mène à des défaillances de collaboration et d’efficacité. Les activités de communication à l’intérieur d’une organisation ressemblent généralement à un bricolage perpétuel destiné à harmoniser les idées, les projets, les priorités et les attentes.

Il est donc crucial de développer notre capacité à comprendre nos collègues de différentes disciplines en utilisant la bonne vieille méthode qui consiste à nous mettre à leur place ainsi qu’à les écouter attentivement.

Marcher dans les mocassins de l’autre

Le célèbre homme d’État romain Cicéron aurait dit il y a bien longtemps : « Si vous voulez me convaincre, vous devez penser ce que je pense, ressentir ce que je ressens et me parler avec mes mots. »

Dans nos organisations, cela veut dire de voir le monde avec les yeux d’une autre personne ou d’imaginer ce que c’est de marcher dans ses mocassins. Il s’agit d’une habileté essentielle pour bien communiquer.

Donc, la communication peut prendre autant de formes que les circonstances l’exigent. La plus grande difficulté dans le processus de communication, c’est d’être compris. Et le plus grand obstacle à la compréhension, c’est l’ambiguïté. Il n’est probablement pas possible d’éviter toute imprécision, mais un bon communicateur doit se donner un peu de mal s’il veut être compris par les autres. Le gourou de la gestion Peter Drucker disait qu’un gestionnaire devrait assumer la responsabilité de ses communications en s’assurant d’être compris autant de ses supérieurs, de ses collègues que de ses collaborateurs. Ce que Drucker voulait aussi dire, c’est qu’on ne peut jamais blâmer les autres d’avoir mal compris.

Par exemple, une gestionnaire de ressources humaines qui voit son projet rejeté par une personne en finance peut se plaindre que les « comptables » ne comprennent rien à la manière dont l’organisation fonctionne, alors qu’en fait, la gestionnaire n’a pas su parler à la responsable des finances en fonction des préoccupations et du langage de cette dernière

Le langage organisationnel

Dans l’ouvrage que j’ai coécrit avec Nicole Simard sous le titre Impact. Agir en leader, nous expliquons que les langages organisationnels découlent de trois facteurs fondamentaux et dont la mise en pratique peut changer considérablement l’efficacité et l’impact de nos communications :

  1. La perspective ou l’horizon de temps des individus
  2. Le niveau de complexité des rôles dans la hiérarchie
  3. Les préoccupations spécifiques des individus

Afin de pouvoir naviguer stratégiquement à travers la hiérarchie d’une organisation et avoir l’impact souhaité, il est absolument nécessaire de savoir communiquer en fonction de ces trois dimensions.

Le paradoxe du temps

La notion de temps a tendance à varier considérablement d’une personne à l’autre. Pour le sprinter olympique, son monde s’exprime en millième de seconde alors que l’astrophysicien examine l’univers en milliards d’années. C’est le paradoxe du temps. Chacun perçoit le temps selon sa réalité. Dans une organisation, il y a des gens qui pensent en termes de jours et de semaines, d’autres selon le prochain trimestre, alors que certains ont une perspective beaucoup plus longue lorsqu’il est question de l’avenir de l’organisation. Dans chaque cas, le langage utilisé sera différent.

Le graphique ci-dessous montre que l’horizon de temps par rapport aux décisions à prendre tend à augmenter au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie d’une organisation, tout comme la complexité.

Le langage de la complexité

Un deuxième défi auquel nous faisons face dans nos relations organisationnelles touche les gradations de complexité reliées à chaque rôle et chaque niveau hiérarchique.

Pensons au PDG d’une grande entreprise cotée en bourse, ayant 20 000 employés, répartis dans cinq unités d’affaires, opérant dans dix pays, et cinq langues différentes. Il est facile d’imaginer que sa vie n’est pas simple. Il fonctionne dans un monde très complexe qui comprend non seulement celui de son organisation, mais également le reste du monde.

D’un autre côté, si la tâche d’un technicien spécialisé sur le plancher peut être très compliquée pour un néophyte, son rôle n’exige pas de prendre en considération l’avenir de l’entreprise et de prendre des décisions à long terme qui sont des tâches qui relèvent de la complexité (voir l’encadré Du simple au complexe). Paradoxalement, le complexe doit être réduit à des notions simples. Un président doit être capable de parler des défis de son organisation en des termes qui pourront être compris par tous. Et de la même façon, un gestionnaire de ressources humaines possédant une expertise professionnelle de pointe, doit pouvoir traduire ce qui est compliqué dans un langage qui va à l’essentiel.

Le langage des préoccupations

En plus de la perspective de temps et du niveau de complexité des tâches de chacun, il faut aussi considérer les préoccupations des gens et en tenir compte dans nos communications afin d’avoir un impact véritable.

Au plus haut niveau de toute organisation (PDG, PVP), que ce soit une entreprise privée ou publique, on parle essentiellement le langage de la finance. Selon l’organisation, revenus, profits, croissance, rendement, liquidités, risques, marges et coûts sont à l’ordre du jour.

Au niveau intermédiaire (VP, directeur), les gestionnaires utilisent un langage qui traite aussi de finance. Mais dans leur quotidien leurs conversations tournent surtout autour de la productivité, des produits et du service à la clientèle, ce que nous appelons « les choses » dont il faut s’occuper.

Chez les superviseurs (ce terme étant pris au sens large) le langage est essentiellement orienté vers des préoccupations d’échéance, de tâches, de qualité, de clients et de respect du budget.

Finalement, aux premiers échelons de l’organisation où l’horizon de temps est beaucoup plus court, les gens ont surtout un langage orienté vers la tâche immédiate à accomplir, leur affectation, les outils à leur disposition et la supervision qu’ils reçoivent.

Selon le poste qu’on occupe, et au fur à mesure que nous gravissons les échelons de la hiérarchie, nous avons intérêt à améliorer nos capacités linguistiques afin d’être capables de communiquer efficacement à tous les niveaux de l’organisation.

Le défi d’une communication déferlante

Le défi de l’efficacité communicationnelle est aujourd’hui amplifié par l’augmentation constamment grandissante du nombre de messages reçus de l’externe résultant en une capacité d’attention écourtée. À cet effet, une étude récente publiée dans Harvard Business Review nous apprend que si un cadre supérieur recevait en moyenne 1000 messages (appels téléphoniques et télex) en moyenne par année dans les années 70, ce nombre est maintenant de 30 000 et plus, sous toutes les formes. Les gestionnaires de ressources humaines ne sont pas en reste à cet égard.

Une telle déferlante de communications ne semble pas en voie de réduire son intensité et graduellement, les individus et les organisations trouvent, ou doivent trouver des moyens plus efficaces de non seulement gérer ce flux d'informations, mais d’en tirer parti.

Nous fonctionnons aujourd’hui dans un univers de mégadonnées dans lequel il est impossible de tout capter. La tâche qui incombe maintenant à tous les gestionnaires est de transmettre l’information clairement et rapidement.

La communication devrait donc être formulée selon des principes d’accessibilité et de compréhension faciles, en étant conscient que 70 % de tous nos récepteurs sensoriels se trouvent dans nos yeux, mobilisant environ 50 % de notre cerveau, et qu’il nous faut tout juste un dixième de seconde pour interpréter une scène visuelle. D’où la popularité grandissante des infographiques qui réussissent à nous communiquer les informations clés avec des images et seulement quelques mots. Des recherches ont d’ailleurs démontré que le taux d’efficacité pour suivre des directives par des personnes normales augmentait de 323 % si elles étaient accompagnées d’illustrations au lieu de seulement du texte. Les pictogrammes utilisés dans les usines pour décrire les étapes d’un procédé sont de bons exemples à cet égard.

L’organisation visuelle : le monde est devenu infographique

Le monde actuel présente un nouveau défi que peu de professionnels arrivent encore à maîtriser et il s’agit de la transformation de la surabondance de l’information en mode visuel et rapidement compréhensible.

Dans son ouvrage The Visual Organization, Phil Simon écrit que les organisations intelligentes ont réalisé que la visualisation des informations est devenue essentielle afin de communiquer plus clairement. Sans retourner aux hiéroglyphes égyptiens, il faut obtenir de nouveaux outils qui nous permettent de présenter l’information de manière à pouvoir l’interpréter d’un seul coup d’œil. Aujourd’hui, une personne normale est exposée à plus de données dans une seule journée que son semblable l’était durant toute sa vie au 15e siècle! Il n’est donc plus question de tenter de tout lire.

Les plus jeunes générations qui composent environ 50 % de la main-d’œuvre aujourd’hui sont nées dans l’imagerie des jeux vidéo et sont en mesure d’interpréter facilement des situations visuelles complexes. La règle d’or de l’image est que pour amplifier ce que nous voulons démontrer, il faut essayer de simplifier sa compréhension. Simplifier les données en un nombre significatif, en un graphique, une image, un mot.

En communication, nous venons de passer au monde de l’infographie, de l’illustration, peu importe le niveau hiérarchique auquel on s’adresse dans une organisation. La complexité et la surabondance de l’information appellent à la simplicité et à la clarté immédiate.

Que faire pour réussir à mieux communiquer?

D’abord, identifier les différents langages qui sont utilisés dans votre organisation notamment celui que vous utilisez. Ensuite, tenter de comprendre ces langages et leur raison d’être. Finalement, déterminer les ajustements que vous devez faire à votre propre langage afin de communiquer efficacement pour tenir compte des préoccupations de vos interlocuteurs.

Pensez aussi à simplifier pour les autres ce qui est complexe ou compliqué afin de pouvoir communiquer de manière claire dans ce qui peut sembler parfois une confusion de langage. Il faut donc prendre l’entière responsabilité de ses communications, autant dans son écoute que dans ses paroles.

De plus, il faut devenir des experts de l’illustration, des images, des concepts visuels afin de rendre l’information visuellement compréhensible rapidement pour tenir compte de l’évolution des modes technologiques de diffusion et de communication orientés vers nos capacités de perception instantanée de l’oeil et du cerveau.

L’enjeu stratégique de la communication : l’humain

Au-delà de ces aspects pratiques de la communication, il est important de situer plus largement les facteurs de complexité, d’horizons de temps, de langages organisationnels et de préoccupations des différents acteurs, dans une perspective globale systémique et stratégique.

En effet, la plupart des gestionnaires – y compris les professionnels de ressources humaines – ont tendance à voir leur univers sous forme de problèmes séparés (un problème de communication, un problème de mobilisation, un problème de leadership, etc.). Or, selon la dynamique des systèmes qui nous a été révélée par le regretté Jay Forrester du Massachusetts Institute of Technology, nous devons considérer les entreprises comme des systèmes organisés où tout influence tout. S’occuper des problèmes séparément amène à négliger les autres éléments qui influencent le système.

Un bon exemple à cet effet est l’évaluation annuelle de performance, graduellement abandonnée par les organisations, qui fut conçue à l’origine pour régler les problèmes de performance individuelle. Or, comme une organisation évolue constamment - comme tout système – lorsque l’évaluation annuelle est faite, elle est forcément décalée de la réalité existante, car elle s’intéresse au passé. La conversation devient alors frustrante autant pour le gestionnaire que l’employé.

Les organisations agiles ont constaté qu’il est plutôt nécessaire de générer une conversation continue avec ses employés afin d’assurer une harmonisation constante avec les objectifs stratégiques de l’organisation. C’est ce qu’ont décidé de faire des entreprises comme Accenture, Microsoft, Deloitte et bien d’autres. En effet, de plus en plus d’organisations comprennent que la performance est systémique, dans le sens qu’elle ne dépend pas seulement de l’employé, celui-ci n’agissant jamais seul, mais de l’interaction conjointe des apports de chacun des joueurs qui l’entourent.

Le monde du travail a changé et continue de changer à un rythme très rapide. Par exemple, la somme des connaissances double tous les ans dans les milieux de travail et les nouvelles habiletés acquises deviennent désuètes après moins de cinq ans.

Pour faciliter les ajustements à ces réalités changeantes, la communication doit alors prendre la forme d’une grande conversation organisationnelle où les échanges entre les gestionnaires et leurs collaborateurs sont fréquents et axés sur les contributions de ces derniers, les attentes, les buts et le développement des compétences, en fonction des stratégies organisationnelles. Chaque discussion devient ainsi un élément d’ajustement du système organisationnel. Lorsque l’ensemble des gestionnaires le fait, toute l’organisation est alors en mesure d’évoluer comme un tout dynamique et cohérent. Plutôt que de se concentrer sur des cibles trop ambitieuses qui ne sont jamais atteintes, les gestionnaires doivent plutôt apprendre à avoir des conversations génératives de sens au quotidien – et à l’enseigner à leurs collaborateurs. Judith Glaser, dans son populaire ouvrage Conversational Intelligence écrit justement que la qualité des relations dépend essentiellement de la qualité des conversations dans une organisation.

Dans les organisations qui ont réussi à s’ajuster à notre ère de vitesse, de complexité, d’incertitude et de volatilité, les gestionnaires ont appris à gérer dans le moment, une interaction à la fois. Ainsi, Rosa Say, dirigeante d’une chaîne d’hôtel à Hawaï, raconte dans son livre Managing with Aloha, qu’elle a implanté avec succès une méthode aussi simple que d’obliger ses gestionnaires à prendre systématiquement, cinq minutes par jour pour parler à au moins un employé, en alternance. Il est étonnant de constater dans quelle mesure une simple conversation quotidienne de cinq minutes avec une intention stratégique et un désir sincère de mieux connaître l’autre et de partager de l’information peut changer la dynamique d’une organisation. L’humain se retrouve alors au centre de l’organisation. Ne devrait-il pas toujours l’être? L’humain et non les processus.

Imaginons seulement, comment les choses deviendraient plus claires si une telle conversation organisationnelle avait lieu de manière continue en essayant d’être mieux compris des autres. Nous verrions alors disparaître ces tours de Babel que sont parfois nos organisations. Quand les mots veulent dire la même chose pour tout le monde, l’ambiguïté devient l’ennemie et le sens du travail prend alors pour chacun une véritable dimension satisfaisante. Le rôle stratégique et d’influence des ressources humaines devient donc celui de traducteur et de facilitateur de communication significative puisque ce sont les RH qui ont l’expertise de l’humain dans l’entreprise.


Références bibliographiques

  • Chouinard, Yvon & Simard, Nicole (2016). Impact. Agir en leader. Montréal: Isabelle Quentin Éditeur
  • Drucker, Peter F. (2004) What makes an effective executive. Harvard Business Review, June 2004
  • Glaser, Judith E. (2014). Conversational Intelligence. Brookline MA : Bibliomotion
  • Mankins, Michael, Brahm, Chris & Caimi, Greg (2014). Your Scarcest Resource. Harvard Business Review, May 2014.
  • McLuhan, Marshall (1977). Pour comprendre les médias: les prolongements technologiques de l’homme. Paris: Seuil.
  • Neomam Studios. Thirteen reasons why our brain craves infographics.
  • Parker, Lisa (2013). Managing the Moment. Charleston, SC : Advantage
  • Reynolds, Garr (2008) Presentation Zen. Simple Ideas on Presentation Design and Delivery. Berkeley, CA: New Riders
  • Roam Dan (2014) Show & Tell. How Everybody Can Make Extraordinary Presentations. New York: Portfolio/Penguin
  • Rogers, Carl R. & Roethlisberger, F.J. (1991) Barriers and Gateways to Communication. Harvard Business Review, November‐December 1991
  • Say, Rosa (2004). Managing with Aloha. Honolulu: Ho’ohana Publishing.
  • Schrage, Michael (2016). Great CEOs See the Importance of Being Understood. Harvard Business Review. December 16, 2016.
  • Simon, Phil (2015). Message Not Received. Why Business Communication is Broken and How to Fix It. Hoboken, NJ: Wiley.
  • Simon, Phil (2014). The Visual Organization. Data Visualization, Big Data, and the Quest for Better Decisions. Hoboken, NJ: John Wiley & Sons, Inc.
  • Sterman, John D. (2000) Business Dynamics. Systems Thinking and Modeling for a Complex World. Boston: McGraw-Hill.
  • Woods, Sarah. The Execution Gap: The Hidden Downstream Expense of Poor Communication. April 27, 2017.

Author
Yvon Chouinard, CRHA, Distinction Fellow Conseiller en mentorat Yvon Chouinard

Yvon Chouinard, CRHA, Distinction Fellow, est conseiller en mentorat. Il œuvre activement comme bénévole à Mentorat Québec au sein de son comité Veille et Recherche. Il est en particulier rédacteur en chef de La Sentinelle mentorale qui est publiée en janvier lors du Mois du mentorat.


Source : Revue RH, volume 20, numéro 3, septembre/octobre 2017