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Eidos-Montréal : un esprit de famille AAA

Dans le monde des jeux vidéo, la bataille ne fait pas seulement rage à l’écran : l’attraction et la rétention des talents sont des combats de tous les instants. Le studio Eidos-Montréal a trouvé une solution étonnamment traditionnelle pour répondre à ces défis : l’esprit de famille.

1 septembre 2017
Patrick Pierra

Fier représentant des studios qui font de Montréal une des capitales mondiales du jeu vidéo, Eidos-Montréal se concentre sur le développement de jeux haut de gamme. Appelés « AAA » (ou triple A), ils requièrent habituellement un budget de développement entre 50 et 100 millions $ et sont destinés aux ordinateurs et aux consoles. Le studio a fait sa marque avec la relance réussie des jeux Deus Ex. Il s’attaque maintenant à l’univers des superhéros : Eidos-Montréal collabore au premier jeu Avengers, dont Marvel a confié le développement à un autre studio du groupe Square Enix.

Chef des ressources humaines de Square Enix Europe, Isabelle Tremblay, CRIA, dirige les RH de quatre studios qui, de Londres à San Francisco, emploient environ 1 000 personnes. Près de la moitié travaillent au studio Eidos-Montréal. À la tête d’une équipe de RH de sept personnes à Montréal, Isabelle Tremblay collabore étroitement avec le chef du studio, David Anfossi.

Ces deux complices de longue date expliquent comment ils gèrent les talents.

RH – Le jeu vidéo, est-ce d’abord une industrie de technologie ou de talents?

DA – Tout part des talents et de leur savoir-faire, de sorte que les RH jouent un rôle critique. On porte énormément d’attention tant à la qualité de chaque talent qu’au bon fit des talents entre eux et avec le projet sur lequel ils travaillent. Et on garde les talents chez nous. Les 20 premiers employés qu’Eidos-Montréal avait recrutés au lancement du studio en 2007 sont toujours parmi nous. C’est bien la preuve qu’ici ils se sentent chez eux.

IT – L’esprit de famille est très fort dans notre équipe. Les gens sont heureux chez nous. Ainsi, beaucoup d’anciens employés qui nous avaient quittés à la fin d’un projet sur lequel ils travaillaient pour bénéficier d’occasions ailleurs, sont revenus chez nous par la suite. Ça nous touche beaucoup de voir qu’ils ont gardé un excellent souvenir de leur premier passage ici, et qu’ils sont toujours attachés à notre studio. Notre culture fait en sorte qu’ils se sentent bien dans nos équipes.

RH – Comment organisez-vous vos équipes pour développer un nouveau jeu vidéo?

DA – Lorsqu’on commence un nouveau projet, on part toujours d’une page blanche : on fait de la véritable création, pas seulement de la production. Pour répondre aux besoins d’un projet qui s’étale sur quatre ans, on compose une équipe de 150 à 180 personnes. C’est une taille très raisonnable vu l’ampleur et l’envergure des jeux qu’on développe. Chaque équipe inclut des experts issus de plusieurs disciplines. Ensuite, le projet est décomposé en une série de livrables. Pour chaque livrable, on forme un groupe multidisciplinaire de cinq à dix personnes. Un des membres de ce groupe, qui n’est pas forcément un gestionnaire, est désigné responsable du livrable. Quand le livrable est terminé, les employés sont réaffectés à d’autres livrables. Ils changent donc plusieurs fois de collègues et d’espace de travail en cours de projet.

IT – Nous employons cinq grandes familles de métiers, à partir desquelles on distingue une douzaine de spécialités : animation, programmation, 3D, conception de personnages, conception de jeu, etc. Chaque étape de développement comporte à la fois un volet artistique et un volet technique. Par exemple, pour produire un personnage dans un niveau de jeu, il faut en dessiner le squelette, lui donner corps en trois dimensions, animer son corps et ses expressions faciales, faire de la R-D pour que ses cheveux aient les mouvements les plus réalistes possible. Ce mélange d’art et de technologie est assez unique.

RH – Est-ce que tous vos employés travaillent à partir de vos bureaux?

IT – C’est du travail en équipe que surgissent les meilleures idées, alors on valorise le fait que les gens partagent un même espace de collaboration. On leur permet d’arriver à l’heure qui leur convient, mais normalement, ils doivent être ici entre 10 h et 16 h pour favoriser les interactions. Cela dit, on fait preuve de beaucoup de flexibilité. Les gens travaillent longtemps, mais on comprend très bien qu’ils doivent parfois s’absenter pour des raisons personnelles ou familiales. Plus on nourrit l’esprit de famille, plus ils nous donnent leur énergie et leur créativité.

RH – Quel est le profil type d’un employé d’Eidos-Montréal?

DA – Nous sommes très exigeants sur la compétence de nos employés. Comme nos équipes sont relativement petites, tout le monde compte. On connaît les forces et les faiblesses de chacun. Nos équipes sont donc expérimentées : on a vraiment besoin d’experts dans chaque domaine pour réaliser les meilleurs jeux au monde.

IT – La plupart de nos employés ont entre 6 et 12 ans d’expérience dans l’industrie. Lorsqu’on intègre des gens qui viennent des écoles, on les choisit avec minutie, et on les apparie à des séniors. Ce système de mentorat facilite leur intégration dans les projets.

RH – Ce sont majoritairement des hommes?

IT – C’est effectivement un monde d’hommes, mais on le rend le plus agréable possible pour les femmes. Elles représentent actuellement 12 % de nos employés. Elles sont aussi bien représentées dans les postes de responsabilité : productrices, productrices associées, superviseures. Nous sommes d’ailleurs engagés dans l’initiative Women in Games qui encourage les femmes à travailler dans cette industrie. Par exemple, on commandite le groupe de programmeuses montréalaises Pixelles pour leur permettre d’envoyer tous les ans des gens de la relève au Game Developers Conference à San Francisco.

RH – Comment faites-vous pour recruter vos ressources?

IT – Comme nous faisons nous-mêmes office de chasseurs de têtes pour débusquer les meilleurs talents, nous mettons nos équipes de production à contribution : d’abord pour repérer les bons candidats, puis pour les contacter personnellement. Parce qu’en fin de compte, ce n’est pas avec moi ni avec le service de RH que nos futurs employés veulent venir travailler, c’est avec nos équipes. On demande donc souvent à nos employés de faire la première approche auprès des candidats, avant que notre service de RH prenne le relais.

DA – Le recrutement dans le monde du jeu vidéo est extrêmement concurrentiel, à l’échelle de la planète entière. En plus, pour certaines spécialités très recherchées, particulièrement les programmeurs, la concurrence est multisectorielle : nous faisons face à multitude d’autres employeurs venant de tous les secteurs. Pour nous distinguer, nous mettons surtout en valeur les projets magnifiques sur lesquels nous travaillons, parce qu’ils offrent des défis passionnants à nos candidats. IT – Durant tout le processus, on fait le maximum pour se rendre accessibles aux candidats, pour qu’ils puissent nous parler directement – par téléphone, par courriel ou par texto. David et moi assistons aussi à beaucoup de conférences, ce qui nous permet de rencontrer beaucoup de candidats potentiels. Le résultat est que, quand un nouvel employé entre chez nous, il nous connaît déjà : son sentiment d’appartenance a commencé à se former avant même son embauche.

Eidos- Montréal en chiffres

  • 10 ans d’existence
  • 500 employés
  • 15 millions de jeux vendus en 5 ans
  • 100+ récompenses et nominations reçues par le jeu Deus Ex. : Mankind Divided
  • 3 projets de jeu majeurs en développement
  • 4 studios-frères au sein de Square Enix Europe

RH – Quel est votre protocole d’accueil des nouveaux employés?

IT – Quand les gens arrivent, ils sont bien accueillis : ils trouvent un poste de travail personnalisé, avec des petits cadeaux liés à nos jeux comme des t-shirts ou des sacs à dos. Dans les premières semaines, on les accompagne étroitement. Ils ont un lunch d’accueil avec leur équipe. Mais avant même de faire le tour du studio, ils s’assoient avec David sur les sofas dans son bureau. Cela établit un contact très humain.

DA – Quand j’accueille de nouveaux « Eidossiens » dans la famille, je leur dis que ma porte est toujours ouverte et qu’ils ne doivent jamais hésiter à la franchir. Nous avons une hiérarchie très horizontale, qui fait que les dirigeants demeurent accessibles et joignables en tout temps.

RH – Les industries du divertissement sont connues pour apprécier la fête après le travail. Cette perception correspond-elle à une réalité?

DA – Oui, on intègre cette dimension festive à l’intérieur même de notre entreprise, parce qu’on veut que les gens s’y sentent bien. Nous avons des rituels. Par exemple, on offre la bière gratuitement tous les vendredis après-midi. Ça donne l’occasion aux gens de mieux faire connaissance avec leurs collègues dans un cadre plus détendu, avant de partir pour la fin de semaine. Aussi, quand on atteint un jalon important dans le développement d’un jeu, on organise une petite fête pour célébrer ce qu’on a accompli.

IT – Nos efforts se traduisent également par un super party de Noël chaque année. On ne peut pas se contenter de faire un événement standard, sans décor, dans un hôtel ! Chaque année, on doit se dépasser pour trouver un thème. L’an dernier, le thème était La Nouvelle-Orléans : on a mangé du BBQ dans un décor louisianais, avec des activités adaptées. On souligne d’autres événements en cours d’année. Par exemple, on a fait venir un camion de crème glacée au bas de l’immeuble pour souligner l’arrivée de l’été.

RH – Si vous employez beaucoup d’hommes jeunes, créatifs, avides de technologies et fans de jeux vidéo, posent-ils des défis de gestion spécifiques?

IT – Les milléniaux ont des valeurs différentes. Le millénial est un être grégaire : il aime se retrouver en groupe, penser en groupe, prendre des décisions en groupe. Pour retenir les milléniaux, il faut créer à l’intérieur de son entreprise des plateformes pour que s’exerce leur passion pour la grégarité. Si on essaie de les isoler, ils sont malheureux. Notre organisation du travail en équipe leur convient parfaitement. De plus, nous organisons des activités qui leur plaisent et qu’ils demandent. On leur a par exemple permis de jouer au sandball (une forme de handball sur sable) un vendredi, pendant les heures de bureau. Les milléniaux veulent avoir du plaisir au travail. Quand on leur donne ça, en échange, ils sont tout à fait capables de donner le meilleur d’eux-mêmes. Comme employeur, on doit s’adapter et se montrer flexible.

RH – Depuis 10 ans, avez-vous noté une évolution dans les relations de travail?

IT – Ce qui a le plus changé, c’est l’accès des employés à l’information sur les tendances en gestion grâce au web et aux réseaux sociaux, leur curiosité pour ces sujets, et les attentes que cela suscite chez eux. Nos gens sont au fait des nouvelles pratiques, de l’évolution des lois qui touchent leur travail, et ils nous demandent de leur rendre des comptes. « Êtes-vous au courant? Implanterez-vous cette pratique chez nous? Comment vous comparez-vous avec telle ou telle entreprise? »

RH – Il est assez rare que la responsable RH ne dépende pas de la personne qui dirige l’entreprise. Comment travaillez-vous ensemble?

 DA – Chez Square Enix, chaque studio est géré de façon indépendante. À partir de notre portefeuille de produits, j’établis la stratégie d’affaires d’Eidos-Montréal. Isabelle la décline ensuite en une stratégie RH, qu’elle gère de façon autonome.

IT – Je développe une stratégie RH pour chacun des studios avec lesquels je travaille, tout en assurant une harmonisation avec les politiques internationales avec mon patron à Londres. On laisse beaucoup d’autonomie aux studios qui ont chacun leur couleur et leur saveur. David et moi sommes partenaires d’affaires depuis longtemps. Lorsque je suis arrivée chez Eidos-Montréal, il était déjà producteur ici. En fait, notre relation s’est amorcée lors de mon entretien d’embauche. L’entretien avait commencé d’une façon très traditionnelle : je faisais face à un barrage de gestionnaires qui m’interrogeaient. Lorsque David est arrivé pour participer à mon entrevue, voyant la disposition dans la pièce, il a dit : « Non, on ne devrait pas mener l’entrevue comme ça » et il est venu s’asseoir à côté de moi! Ce geste a complètement changé l’atmosphère de l’entretien, et la conversation a donné le ton à une collaboration qui dure depuis maintenant 10 ans...


Patrick Pierra

Source : Revue RH, volume 20, numéro 3, septembre/octobre 2017