ressources / revue-rh / volume-20-no-3

Argent : équilibrer la nécessité de faire de l’argent avec le besoin d’être heureux

« L’argent ne fait pas le bonheur », prétend le dicton, mais est-ce vrai?

1 septembre 2017
Anaïs Thibault Landry | Lara Manganelli | Sarah-Geneviève Trépanier | Julian Kindlein | Jacques Forest, CRHA, Distinction Fellow

Dans cet article, nous verrons tout d’abord que l’argent est un facteur de motivation négligeable et qu’il peut ensuite revêtir différentes significations qui sont beaucoup plus importantes que la valeur d’échange associée au montant en lui-même. Nous présenterons par la suite les résultats d’une étude scientifique publiée, en partie financée par une subvention de la Fondation CRHA, qui montre qu’il y a de bonnes et de moins bonnes raisons de vouloir faire de l’argent.

Bien des organisations misent sur leurs pratiques de rémunération, incluant les salaires et les avantages sociaux, pour motiver les employés. Toutefois, la recherche nous apprend que plus de 76 % des gens continueraient de travailler, même s’il n’était pas financièrement nécessaire pour eux de le faire pour vivre (Paulsen, 2008). C’est donc dire que l’argent motive, mais beaucoup moins que l’on pourrait l’imaginer, ce que la recherche confirme d’ailleurs (Aknin, Norton, & Dunn, 2009; Heath, 1999). Pour mieux comprendre l’impact de l’argent dans le quotidien, l’enquête de Kushlev, Dunn et Lucas, effectuée en 2015 auprès de près de 13 000 adultes, est très informative. Ils ont montré que le seul effet bénéfique de l’argent est une diminution de la tristesse au quotidien. Qui plus est, ces résultats s’appliquent, peu importe le montant gagné. Similairement, les gagnants du prix Nobel d’économie Daniel Kahneman et Angus Deaton ont montré dans leurs travaux que, dépassé un certain seuil, oscillant aux alentours de 75 000 $ et variant selon l’indice des prix à la consommation, l’argent n’a strictement aucun impact sur le bien-être.

Néanmoins, il faut tout de même reconnaître que le manque d’argent amène une moins grande satisfaction de vie. Par exemple, Howell et Howell ont montré, dans une étude publiée en 2008, que le fait d’appartenir à un pays en développement, contrairement à un pays dit développé, mène à une moins grande satisfaction de vie. Également, en utilisant les données d’un sondage représentatif de 96 % de la population mondiale, Diener, Ng et Arora ont montré, en 2010, que l’absence de revenus suffisants pour couvrir les besoins de base est associée à un niveau d’émotions négatives. Tous ces travaux scientifiques nous mèneraient donc à croire que l’argent peut pallier l’insatisfaction dans la vie et qu’à l’inverse, l’insuffisance de ressources monétaires peut empêcher la mise en place de conditions de vie décentes, ce qui peut entraîner des conséquences négatives pour la santé psychologique des individus.

Les constats de ces études diffèrent donc considérablement de la croyance de certains auteurs en rémunération qui affirment « qu’aucune méthode ou technique n’est aussi efficace que l’argent pour motiver (Locke, Feren, McCaleb, Shaw & Denny, 1980, page 379, traduction libre) » ou encore que l’argent est un déterminant capital de la motivation et de la performance des employés (Aguinis, Joo & Gottfredson, 2013). Il est donc temps pour la communauté RH d’adhérer au paradigme maintenant largement démontré que l’argent peut être un facteur d’hygiène qui diminue la tristesse, mais qu’il représente un facteur de motivation négligeable.

Les différentes significations de l’argent : qu’est-ce que signifie l’argent pour vous?

Dans les très intéressants et récents ouvrages The new psychology of money de Furnham, en 2014, ou encore The Psychological Science of Money de Biljevelds et Aarts, en 2014, il est étonnant de constater combien de mots différents exemplifient les nombreuses significations de l’argent : monnaie, foin, blé, fric, bacon, revenu, cash, trésor, salaire, etc. Il est tout aussi étonnant de voir la quantité de dictons sur l’argent dont la culture populaire recèle : « Plaie d’argent n’est pas mortelle », « L’argent n’a pas d’odeur », « Être né avec une cuillère d’argent dans la bouche » ou encore « L’argent rend fou ». Tous ces mots et dictons montrent que l’argent et ses déclinaisons sont présents dans le quotidien et qu’ils peuvent revêtir une panoplie de significations différentes.

C’est d’ailleurs dans cette optique que nous nous sommes intéressés aux raisons pour lesquelles les gens veulent gagner de l’argent, au-delà de la motivation extrinsèque « classique ». Jusqu’à présent, des enquêtes utilisant la théorie de l’autodétermination ont montré que la motivation extrinsèque prédisait généralement moins de conséquences positives (ex. : moins d’engagement affectif) et plus de conséquences négatives (ex. : plus de détresse psychologique) (à ce sujet, voir l’article « Mieux comprendre la motivation au travail » de Forest, Crevier-Braud, et Gagné, 2009, ainsi que celui de Forest et collaborateurs, « Pourquoi l’argent motive peu ou mal », 2012, dans Effectif), mais peu d’enquêtes ont été menées pour comprendre ce que signifie l’argent aux yeux des personnes motivées extrinsèquement par cet élément. Par exemple, un élément pour mesurer la motivation extrinsèque comme « Je mets des efforts dans ce travail essentiellement parce que mes supérieurs me récompenseront financièrement » n’informe en rien sur ce que l’argent représente pour la personne. Nous avons donc double-cliqué (métaphoriquement parlant) sur la question afin de mieux comprendre les différentes raisons de vouloir gagner de l’argent.

En partant des travaux des chercheurs précédents, nous avons identifié principalement trois catégories de motifs pour vouloir faire de l’argent : des motifs dits « intégrés » ou bénéfiques de faire de l’argent (c.-à-d. charité, équité/justice, liberté, loisirs et fierté), des motifs « non intégrés » ou négatifs (c.-à-d. impulsivité, comparaison sociale et surmonter ses doutes personnels) ainsi que des motifs « neutres » de stabilité financière (c.-à-d. sécurité, famille). La Figure 1 montre les effets des différents motifs sur le bien-être et le mal-être alors que le Tableau 1 donne des exemples d’éléments permettant de mesurer les différents motifs qui poussent à faire de l’argent. Selon cette étude, nous pouvons avancer que certains motifs sont bénéfiques alors que d’autres sont nuisibles pour la santé psychologique des individus.

Comme il est possible de le constater, les motifs de stabilité financière n’ont pas de réel impact sur le bien-être ni sur le mal-être, du moins avec les variables mesurées dans cette étude. D’un plus grand intérêt est la constatation que les motifs intégrés sont associés positivement à la satisfaction des besoins psychologiques innés et universels d’autonomie (être l’initiateur de ses actions et les endosser pleinement), de compétence (se sentir efficace et capable) et d’affiliation sociale (sentir que les relations interpersonnelles sont mutuellement bénéfiques) – les trois ingrédients activant réellement le plein potentiel de l’être humain – ce qui, en retour, augmente le bien-être psychologique. À l’opposé, les motifs non intégrés prédisent la frustration de ces mêmes besoins, ce qui augmente le mal-être. C’est donc dire que le désir de faire de l’argent peut être bénéfique ou nuisible à la santé psychologique, selon les raisons sous-jacentes à ce désir.

 Sur la base de ces résultats, notre prochaine étape est de tester une formation pour aider les individus à remplacer leurs motifs « non intégrés » de faire de l’argent par des motifs « intégrés ». Entre autres, au cours de cette formation, les participants apprendront à adopter des stratégies potentiellement efficaces d’utilisation de l’argent pour augmenter leur bien-être, comme dépenser de l’argent pour les autres (et non pour soi), faire des achats expérientiels (plutôt que matériels), investir dans la sécurité et, finalement, se libérer du temps.

Temps, argent et revenu minimal universel

De toute son histoire, jamais l’humanité n’a possédé autant de richesses matérielles que maintenant… mais jamais celles-ci n’ont été si inéquitablement partagées. À cet égard, un rapport d’OXFAM nous apprend que les huit individus les plus riches de la planète ont autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité ! La richesse existe et, si elle était équitablement partagée, permettrait à l’humanité tout entière de progresser. Il ne faut toutefois pas croire qu’un régime dans lequel tous posséderaient le même patrimoine serait l’idéal, au contraire. Il est bon d’avoir de la différenciation entre les salaires et les avoirs, mais la question est d’identifier l’étendue acceptable de cette différenciation. La recherche montre clairement que les pays où il y a plus d’iniquités connaissent plus d’homicides, de mortalité infantile, d’emprisonnements, de grossesses non désirées chez les adolescentes, d’obésité, de maladies mentales et de consommation de substances ainsi que moins d’espérance de vie, de performance scolaire et de mobilité sociale (voir à ce sujet le livre Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous de Wilkinson et Pickett). La logique semble la même pour les organisations où l’étendue de différenciation serait trop grande entre les mieux rémunérés et les autres employés ; on pourrait alors s’attendre à davantage de sabotages, de vols, de détresse psychologique et de mal-être en général.

Kiatpongsan et Norton, en 2014, ont réalisé une étude avec 55 238 répondant(e)s dans 40 pays différents et ont montré qu’un ratio de 7 pour 1, au plus, est tolérable. Ce qui veut dire que le plus bas salaire multiplié par 7 devrait être la limite maximale du salaire le plus élevé. Comme exemple, dans une organisation où le plus bas salaire est de 20 000 $, le salaire le plus élevé ne devrait pas excéder 140 000 $. Ce qui est vrai dans une organisation l’est aussi à l’échelle d’un pays. Au-delà de cette limite de « 7 fois le salaire », l’être humain évalue cette différence comme inéquitable et difficilement justifiable.

C’est peut-être la raison pour laquelle plusieurs chercheurs et intervenants influents, tels que divers penseurs innovants de la Silicon Valley, commencent à parler du revenu minimal universel, soit un salaire fixe, sans travail direct, que tous recevraient, sans égard à l’éducation ou à la contribution. Ils estiment entre autres que ce principe permettrait d’éliminer plusieurs problèmes sociaux (ex. : faim, indigence, pauvreté, itinérance, etc.), en plus de redistribuer une quantité de temps très importante, et ce, à une large frange de la population, le tout pour réaliser des projets porteurs de sens.

Des initiatives comme la journée de six heures (mais huit heures payées) dans certains secteurs en Suède, ou encore des entreprises qui donnent des vacances illimitées (comme Virgin ou Netflix) démontrent que la vraie richesse n’est pas l’argent… mais le temps.

Kiatpongsan et Norton, en 2014, ont réalisé une étude avec 55 238 répondant(e)s dans 40 pays différents et ont montré qu’un ratio de 7 pour 1, au plus, est tolérable. Ce qui veut dire que le plus bas salaire multiplié par 7 devrait être la limite maximale du salaire le plus élevé. Comme exemple, dans une organisation où le plus bas salaire est de 20 000 $, le salaire le plus élevé ne devrait pas excéder 140 000 $. Ce qui est vrai dans une organisation l’est aussi à l’échelle d’un pays. Au-delà de cette limite de « 7 fois le salaire », l’être humain évalue cette différence comme inéquitable et difficilement justifiable.

C’est peut-être la raison pour laquelle plusieurs chercheurs et intervenants influents, tels que divers penseurs innovants de la Silicon Valley, commencent à parler du revenu minimal universel, soit un salaire fixe, sans travail direct, que tous recevraient, sans égard à l’éducation ou à la contribution. Ils estiment entre autres que ce principe permettrait d’éliminer plusieurs problèmes sociaux (ex. : faim, indigence, pauvreté, itinérance, etc.), en plus de redistribuer une quantité de temps très importante, et ce, à une large frange de la population, le tout pour réaliser des projets porteurs de sens.

Des initiatives comme la journée de six heures (mais huit heures payées) dans certains secteurs en Suède, ou encore des entreprises qui donnent des vacances illimitées (comme Virgin ou Netflix) démontrent que la vraie richesse n’est pas l’argent… mais le temps.


Références bibliographiques

  • Biljeveld, E., & Aarts, H. (2015). The Psychological Science of Money. New York: Springer.
  • Dunn, E., & Norton, M. (2014). Happy Money: The Science of Happier Spending. New York: Simon and Schuster.
  • Fowler, S. (2014). Why Motivating People Doesn’t Work… and What Does. The New Science of Leading, Energizing, and Engaging. San Francisco: Berrett-Koehler.
  • Wilkinson, R., & Pickett, K. (2013). Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Paris : Veblen/Etopia.

Anaïs Thibault Landry

Lara Manganelli

Sarah-Geneviève Trépanier

Julian Kindlein

Author
Jacques Forest, CRHA, Distinction Fellow Professeur, psychologue organisationnel, département d'organisation et ressources humaines École des sciences de la gestion (ESG)-UQÀM
Jacques Forest, psychologue et CRHA, est professeur titulaire à l’ESG UQAM. En 2006, il a reçu un prix lors du concours de vulgarisation scientifique de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) de même que le Prix de la relève professorale en recherche de l’ESG UQAM en 2011. Depuis 14 ans, il a publié 51 articles scientifiques ainsi que 18 chapitres de livre en plus d’avoir réalisé 204 interventions dans les médias et au-delà de 433 conférences et formations en entreprises, dans 13 pays différents. Il est l'un des auteurs de l'Échelle Multidimensionnelle des Motivations au Travail, un outil de recherche et d'intervention disponible en 26 langues. Ses recherches utilisent la théorie de l'autodétermination pour tenter de savoir comment il est possible de concilier performance et bien-être de façon durable.

Source : Revue RH, volume 20, numéro 3, septembre/octobre 2017