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Une histoire de succès et d’aspirations

Dans quelle mesure les aspirations et les succès en carrière influencent-ils le bien-être au travail? Par quel mécanisme psychologique s’opère cette complexe équation? Une étude répond aux questions.

10 avril 2016
Jacques Forest, CRHA, Distinction Fellow | Sarah Girouard, CRHA

La carrière constitue l’une des principales sphères de vie pour plusieurs personnes. D’une part, elles y consacrent beaucoup de temps, soit en heures par semaine, soit en années de vie; d’autre part, la carrière et le travail remplissent une fonction importante, c’est-à-dire qu’ils leur permettent de structurer leur vie et sont à la base de leur identité, comme professionnelles, mais aussi comme individus. Néanmoins, force est d’admettre que, malgré cette centralité de la carrière, les nombreuses transformations des environnements de travail depuis les dernières décennies ont grandement fait évoluer le concept de carrière. En effet, si la plupart des gens suivaient auparavant des parcours linéaires, gravissant les échelons hiérarchiques et salariaux au sein des organisations, il existe aujourd’hui une pluralité de cheminements de carrière, que les recherches appellent « non-linéaires », « protéiformes », voire « sans frontière ». Ainsi, on constate que ce qui était atypique autrefois est maintenant beaucoup plus commun.

Plusieurs modifications dans la vie professionnelle des travailleurs ont d’ailleurs découlé de ce contexte d’évolution de la carrière. D’abord, en raison des changements survenus sur le marché du travail (ex. : la tendance à instaurer des structures organisationnelles horizontales, qui rendent les carrières linéaires moins accessibles), les travailleurs ont peu à peu développé de nouvelles façons de concevoir leurs expériences professionnelles ; ils envisagent désormais des façons plus personnelles de faire carrière et seraient plus enclins à avoir leurs propres aspirations de carrière. Par ailleurs, les changements majeurs du marché du travail ont aussi amené à voir le succès de carrière différemment : on pourrait maintenant distinguer deux formes de succès, l’une plus traditionnelle, appelée succès objectif, parce qu’il peut être jugé par des critères observables et quantifiables aux yeux des autres (ex. : promotion), et l’autre dit subjectif, qui représente une évaluation personnelle portée sur ses propres réalisations de carrière (i.e. satisfaction de carrière).

L’étude conjointe des aspirations de carrière et des critères plus traditionnels de succès a permis de vérifier dans quelle mesure ceux-ci contribuent au fonctionnement optimal des individus au travail.

L’élargissement de la conception entourant les aspirations de carrière soulève un questionnement important : les aspirations de carrière peuvent-elles expliquer pourquoi certaines personnes sont plus satisfaites de leur carrière que d’autres ou le fait qu’elles éprouvent plus de bien-être au travail? Parallèlement, en lien avec cette évolution de la carrière, il semble important d’établir si les critères de réussite plus traditionnels possèdent toujours une influence positive sur les expériences de bien-être et de satisfaction des individus en carrière. Enfin, il convient aussi de mieux comprendre par quel mécanisme psychologique s’opèrent ces relations. C’est donc dans l’optique de répondre à ces questions que nous avons lancé un projet de recherche auprès de travailleurs québécois.

La complexe équation

La recherche sur les aspirations, réalisée auprès de milliers de personnes dans plusieurs pays, montre que les individus peuvent poursuivre des aspirations de type intrinsèque ou extrinsèque. Les aspirations intrinsèques sont liées aux relations interpersonnelles (vouloir avoir de bons amis au travail sur qui on peut compter), à la contribution à la société (vouloir aider les autres à améliorer leur vie à travers son emploi) ainsi qu’à l’acceptation et au développement de soi (vouloir, au cours de sa carrière, grandir et apprendre de nouvelles choses). De leur côté, les aspirations extrinsèques sont liées au succès financier (vouloir acquérir de nombreuses possessions matérielles), à l’image professionnelle (vouloir refléter une image que ses collègues trouvent attirante) et à la popularité (vouloir que son nom apparaisse fréquemment dans les médias).

De plus, ces aspirations peuvent être poursuivies pour différents motifs, soit autonomes (i.e. autodéterminés), soit contrôlés (i.e. déterminés par des facteurs externes). Plus spécifiquement, un individu pourrait poursuivre une aspiration de carrière parce qu’elle est plaisante ou stimulante (motif intrinsèque) ou parce que cette aspiration est importante pour lui (motif dit identifié), soit deux raisons qui émanent de ses propres intérêts ou valeurs. Mais il pourrait aussi poursuivre cette aspiration en raison d’une pression qu’il s’impose lui-même (parce que, sinon, il aurait honte ; motif introjecté) ou en raison d’une pression qu’il ressent dans son environnement (parce qu’il s’y sent obligé ; motif extrinsèque), soit deux raisons qui correspondent aux motifs dits contrôlés. En d’autres mots, tous les types d’aspirations pourraient être poursuivis pour différentes raisons. Et ces deux caractéristiques pourraient conjointement contribuer à augmenter la satisfaction de carrière et le bien-être au travail.

(…) il est possible de conclure que le bien-être et la satisfaction de carrière des individus augmentent lorsqu’ils ont un plus grand succès objectif en carrière, qu’ils poursuivent des aspirations intrinsèques, choisies de façon autonome (…).

À ce propos, les résultats de la présente recherche (Figure 1) laissent penser que la poursuite d’aspirations intrinsèques liées aux relations interpersonnelles, à la contribution à la société ou à l’acceptation et au développement de soi comme professionnel, ainsi que les motifs autonomes, seraient plus à même de stimuler le succès subjectif de carrière et le bien-être au travail. Pour leur part, les aspirations extrinsèques liées à l’argent, à l’image ou à la popularité de même que les motifs contrôlés seraient plutôt susceptibles de nuire à une carrière épanouie.

Parallèlement, l’effet des critères objectifs de succès de carrière sur le sentiment de bien-être et la perception subjective de succès de carrière des travailleurs a aussi été étudié en prenant en considération cinq indicateurs : le salaire, la permission de déléguer, le fait d’être responsable de projet, le fait d’occuper un poste de gestion officielle et le nombre de promotions obtenues en carrière. L’étude conjointe des aspirations de carrière et des critères plus traditionnels de succès a donc permis de vérifier dans quelle mesure ceux-ci contribuent au fonctionnement optimal des individus au travail. Et, selon les résultats obtenus, il semble que le succès objectivement atteint par les individus dans le cadre de leur carrière soit associé à des effets positifs, sur les plans tant du bien-être que du succès de carrière subjectif. Lorsqu’on met en relation ces différents déterminants, on peut conclure que le bien-être et la satisfaction de carrière des individus augmentent lorsqu’ils ont un plus grand succès objectif en carrière, qu’ils poursuivent des aspirations intrinsèques, choisies de façon autonome et, à l’inverse, qu’ils diminuent lorsque les aspirations extrinsèques ou les motifs contrôlés deviennent centraux dans leur carrière.

figure

La satisfaction des besoins psychologiques

La satisfaction des besoins psychologiques d’autonomie (se sentir libre d’initier et de réguler ses actions selon ses valeurs), de compétence (se sentir efficace et efficient au quotidien) et d’affiliation sociale (sentir que l’on entretient des relations interpersonnelles mutuellement satisfaisantes) a été proposée comme mécanisme explicatif des relations explorées. Ces besoins ont été identifiés par la théorie de l’autodétermination, qui a démontré depuis plus de quarante ans de recherche dans 123 pays que la satisfaction (et la non-frustration) de ces besoins psychologiques augmente le fonctionnement optimal des individus (concentration, performance, bien-être, etc.). De même, selon les résultats de l’étude réalisée, il semble que les aspirations et les motifs pour lesquels les travailleurs les poursuivent ainsi que le succès de carrière objectif influencent leur niveau de bien-être subjectif au travail et de satisfaction de carrière, en partie parce qu’ils leur permettent d’alimenter ce qui est vraiment important, inné et universel chez l’être humain, soit la satisfaction de ses besoins psychologiques.

(…) il apparaît que les pratiques organisationnelles de gestion de carrière devraient se concentrer sur l’accompagnement des employés, pour favoriser une meilleure prise de conscience de leurs aspirations professionnelles.

Des pratiques de gestion positives

Ces résultats indiquent que les pratiques organisationnelles de gestion de carrière devraient se concentrer sur l’accompagnement des employés, pour favoriser une meilleure prise de conscience de leurs aspirations professionnelles. Concrètement, les gestionnaires, les conseillers en ressources humaines ou les conseillers externes en gestion et transition de carrière pourraient stimuler chez les employés une réflexion en lien avec leurs aspirations de carrière ; ils pourraient aussi les encourager à poursuivre des aspirations choisies parce qu’elles sont plaisantes et stimulantes ou qu’elles sont porteuses de sens à leurs yeux plutôt qu’en raison d’un sentiment d’obligation. Cela permettrait d’augmenter directement ou indirectement leur fonctionnement optimal au travail.

De plus, il serait important de s’assurer que les aspirations que les employés entretiennent envers leur poste et leur carrière soient davantage orientées vers les relations interpersonnelles, l’acceptation et le développement de soi ou la contribution à la société ; on pourrait ainsi réduire l’importance attachée au succès financier, à la popularité ou à l’image professionnelle, puisqu’il est démontré que ces types d’aspirations sont les moins efficaces pour augmenter le bien-être et la satisfaction de carrière.

Par ailleurs, en plus des actions ciblées sur les aspirations de carrière des travailleurs, plusieurs autres pratiques de gestion sont susceptibles de contribuer directement à la satisfaction des besoins psychologiques des individus et, par le fait même, à leur bien-être et à leur satisfaction en carrière. Nommément, la participation directe des employés aux orientations de l’organisation, le mentorat, des occasions de développement professionnel et de formation sont des pratiques de gestion qui, si elles sont offertes et implantées de la bonne façon, contribueront à la satisfaction des besoins psychologiques. Finalement, une organisation du travail qui permet la perception de défis stimulants en emploi et de ressources suffisantes pour faire un travail optimal, combinée à peu d’obstacles et de barrières, peut aussi contribuer à une carrière épanouissante.

Les ingrédients de la réussite

Mener une carrière réussie et heureuse est probablement l’objectif de toute une vie. Les résultats de la présente recherche auront permis d’identifier les principales voies par lesquelles il est possible d’arriver à vivre une carrière où le succès et le bien-être cohabitent harmonieusement et durablement. Ainsi, en plus des pratiques organisationnelles de gestion de carrière, les travailleurs auraient intérêt à porter attention aux aspirations de carrière qu’ils priorisent, aux raisons pour lesquelles ils cherchent à atteindre ces aspirations de même qu’à apprécier le succès qu’ils obtiennent objectivement, puisque ces éléments représentent divers moyens par lesquels ils sont susceptibles de satisfaire leurs besoins psychologiques et de contribuer à leur propre bien-être et à leur satisfaction en carrière.

Source : Revue RH, volume 19, numéro 1, janvier/février/mars 2016.


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Author
Jacques Forest, CRHA, Distinction Fellow Professeur, psychologue organisationnel, département d'organisation et ressources humaines École des sciences de la gestion (ESG)-UQÀM
Jacques Forest, psychologue et CRHA, est professeur titulaire à l’ESG UQAM. En 2006, il a reçu un prix lors du concours de vulgarisation scientifique de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) de même que le Prix de la relève professorale en recherche de l’ESG UQAM en 2011. Depuis 14 ans, il a publié 51 articles scientifiques ainsi que 18 chapitres de livre en plus d’avoir réalisé 204 interventions dans les médias et au-delà de 433 conférences et formations en entreprises, dans 13 pays différents. Il est l'un des auteurs de l'Échelle Multidimensionnelle des Motivations au Travail, un outil de recherche et d'intervention disponible en 26 langues. Ses recherches utilisent la théorie de l'autodétermination pour tenter de savoir comment il est possible de concilier performance et bien-être de façon durable.

Sarah Girouard, CRHA Conseillère en culture organisationnelle Ministère de la Justice du Qc

Consultante en développement organisationnel, psychologue organisationnelle, Sarah Girouard, CRHA est titulaire d’un doctorat en psychologie industrielle et organisationnelle et d’une maîtrise en gestion des ressources humaines. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s'est intéressée aux facteurs motivationnels qui contribuent à l'efficacité et au bien-être psychologique des individus dans le cadre de leur carrière. Avant de se joindre à l’équipe d'Alia Conseil, elle a œuvré comme consultante dans une firme spécialisée en psychologie organisationnelle, où elle effectuait des évaluations psychométriques auprès de professionnels ou gestionnaires, afin d’identifier leurs talents et besoins de développement. Elle a aussi joué un rôle de conseillère en formation dans une grande entreprise québécoise, où elle participait à la gestion du programme d’évaluation de la performance ainsi qu’à la mise en place de solutions d’apprentissage pour les employés. Dans son rôle de consultante en développement organisationnel, elle contribue maintenant à développer le plein potentiel des individus ainsi que celui des organisations, afin qu'elles soient à la fois performantes et qu'elles constituent des environnements de travail sains pour leurs employés.