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L’incidence de l’intensification du travail sur le bien-être des professionnels RH - Une étude auprès des membres de l’Ordre

En cette ère où les organisations accroissent leurs exigences en matière de performance, on peut penser que la demande d’énergie dévolue au travail des professionnels en gestion des ressources humaines augmente sans cesse (Ulrich et collègues, 2013).

3 octobre 2013
Denis Morin, CRHA, Michel Cossette, Jamal Ben Mansour et Julie Demers

Ceux-ci agissent de plus en plus en véritables partenaires d’affaires, tout en continuant d’assumer les rôles traditionnels de type transactionnel (Brockbank et collègues, 2012; Pozzebon et collègues, 2007; Ulrich et collègues, 2013; Ulrich et collègues, 2007). Cela contribue à créer chez eux un sentiment d’urgence et une pression qui pourraient avoir des effets sur leur bien-être et leur santé.  

Plusieurs études ont été menées auprès de divers groupes de professionnels (infirmières, professeurs, policiers, agents de service à la clientèle), telles celles de Bakker, Demerouti et Verbeke en 2004, Bernton, Wallin et Härenstam en 2012, Jourdain et Chênevert en 2010 et Xanthopoulou et collègues en 2007. Mais aucune ne s’était penchée jusqu’à maintenant sur les professionnels en ressources humaines.

La question qui a guidé notre étude est la suivante : les professionnels en ressources humaines sont-ils exposés à des facteurs de risque d’épuisement professionnel et disposent-ils de ressources suffisantes pour prévenir cet épuisement?

Le modèle demandes-ressources
L’un des modèles les plus courants pour expliquer l’apparition de l’épuisement professionnel est le modèle demandes-ressources de l’emploi de Bakker et Demerouti (2007), qui associe les exigences professionnelles et les ressources qui permettent d’y faire face. Ce modèle permet une prédiction efficace de l’épuisement professionnel, du bien-être psychologique et de l’engagement au travail (Bakker, 2011; Demerouti et Bakker, 2011; Schaufeli et Bakker, 2004). Ces variables ont des retombées importantes sur la nature du rendement individuel et sur l’intention de quitter l’organisation (Croon et collègues, 2004). Le modèle propose que les caractéristiques de l’environnement de travail se divisent en deux catégories : les demandes de l’emploi et les ressources de l’emploi.

Les demandes de l’emploi
Les demandes de l’emploi sont associées aux nombreuses caractéristiques physiques, psychologiques (cognitives et émotionnelles), sociales et organisationnelles susceptibles de générer un effort ou des coûts appréciables sur les plans physiologique ou psychologique. Elles peuvent devenir une source de stress ou de tension si elles entraînent un effort considérable et que l’employé ne parvient pas à s’y adapter convenablement. Des exigences excessives en matière de rendement, une forte pression, un contexte malsain ou un trop grand nombre d’heures de travail en sont des exemples. Les demandes favorisent l’apparition des symptômes d’épuisement professionnel et constituent ainsi des facteurs de risque (Diestel et Klaus-Helmaut, 2009; Griffin et collègues, 2007; Lang et collègues, 2007; Tremblay et Messervey, 2011).

Les ressources de l’emploi
Les ressources de l’emploi contribuent à l’atteinte des objectifs au travail. En font partie notamment le système de rémunération ou de reconnaissance, le développement des ressources humaines (la gestion des carrières), la sécurité d’emploi, le soutien du superviseur et des collègues, le climat de travail favorable, la clarté du rôle, la participation à la prise de décision, l’usage d’une multitude de compétences, l’importance de la tâche, l’autonomie, la rétroaction sur le rendement individuel ou le coaching du superviseur (Demouti et Bakker, 2011). Demouti et Bakker(2007) indiquent trois principales retombées de l’accessibilité aux ressources de l’emploi sur le bien-être au travail : elles contribuent à réduire la portée négative des demandes excessives de l’emploi, stimulent l’apprentissage et le développement professionnel des employés et encouragent la motivation au travail. En somme, les ressources peuvent être considérées comme des facteurs protecteurs contre l’épuisement professionnel.

Deux processus menant au bien-être
Selon Demerouti et Bakker (2011), deux processus agiraient sur la santé des employés. D’une part, le processus de détérioration de la santé (fatigue, tension, stress chronique ou épuisement) se concrétise lorsque les demandes de l’emploi sont considérables. D’autre part, le processus motivationnel repose sur le postulat que la disponibilité des ressources génère une volonté accrue de s’engager au travail, ce qui favorise le bien-être des employés (Bakker, 2011). Les ressources sont bénéfiques pour maintenir l’engagement lorsque les demandes de l’emploi sont abondantes ou excessives. Les employés utilisent donc les ressources de l’emploi à l’instar d’un mécanisme d’adaptation ou de réduction du stress, de la tension ou de l’épuisement au travail.

Dans cette recherche, nous avons voulu vérifier la généralisation du modèle demandes-ressources de l’emploi auprès d’un échantillon de professionnels en ressources humaines du Québec, afin de déterminer s’ils courent le risque de développer des symptômes d’épuisement professionnel.

Résultats de la recherche
Quelque 430 professionnels en ressources humaines ont répondu à un sondage portant sur diverses demandes et ressources de l’emploi, différentes variables liées à la santé psychologique ainsi que l’intention de quitter l’emploi (voir tableau 1). Nous avons retenu la variable « épuisement émotionnel » (se sentir émotionnellement vidé par le travail), puisqu’elle constitue la principale dimension de l’épuisement professionnel (Brotheridge et Grandey, 2002). Un score élevé sur chaque échelle de mesure signifie une présence importante de la caractéristique (par exemple, un score de 1 indique un très faible épuisement émotionnel; un score de 6 révèle un épuisement émotionnel important).

Tableau 1 – Les variables étudiées
Variables liées aux ressources de l’emploi Variables liées aux demandes de l’emploi Variables liées au bien-être
Autonomie
  1. Autonomie dans le choix des procédures au travail
  2. Autonomie en matière de planification du travail
  3. Autonomie dans le choix des objectifs à réaliser

Les caractéristiques de l’emploi

  1. Variété des tâches
  2. Soutien social dans le cadre du travail
  3. Diversité des compétences
Climat de compétitivité
  1. Climat de compétitivité fondé sur la
    valorisation des meilleurs employés
  2. Climat de compétitivité pour obtenir
    de la reconnaissance

Charge quantitative du travail

  1. Charge quantitative du travail
Engagement au travail
  1. Vigueur au travail
  2. Dévouement au travail
  3. Absorption au travail

Fatigue au travail

  1. Fatigue subjective
  2. Fatigue (faible concentration au travail)
  3. Fatigue (faibles réalisations journalières)

Stratégies de récupération

  1. Détachement psychologique
  2. Relaxation
  3. Choisir soi-même des activités lors des loisirs
  4. Avoir des activités dans d’autres
    secteurs que le travail

Épuisement émotionnel

  1. Épuisement émotionnel

Intention de quitter l’organisation

  1. Intention de quitter l’organisation

En général, les résultats suggèrent que les professionnels en ressources humaines occupent des emplois valorisants. Il sont beaucoup d’autonomie dans la prise de décision et la liberté d’organiser et de planifier leur travail. Ils ont également une certaine marge de manœuvre dans le choix des mandats ou des objectifs à atteindre. Ils effectuent régulièrement une variété de mandats en s’appuyant sur une diversité de compétences. De plus, ils obtiennent un très bon soutien social de leurs collègues et de leurs superviseurs. Par ailleurs, ils affirment être engagés dans leur travail.

De plus, le climat de compétitivité dans les services des ressources humaines serait généralement faible. Les répondants n’éprouvent pas systématiquement une surcharge de travail, ce qui est cohérent avec le fait qu’ils éprouvent peu de fatigue et un épuisement négligeable. Ils n’ont pas de difficulté à se détacher psychologiquement du travail. Même s’ils affirment en général avoir un niveau plus ou moins élevé d’activités en dehors du travail, ils exercent ces activités par choix personnel. Finalement, l’intention de quitter l’organisation est faible parmi eux. Ils possèdent donc, en moyenne, une bonne santé psychologique au travail.

Même si la situation typique des professionnels en ressources humaines est excellente, ceux-ci bénéficiant d’un contexte de travail ayant des ressources abondantes et des demandes réalistes, environ 15 à 20 % risqueraient l’épuisement professionnel. En guise de comparaison, Cossette et Lépine (2013) ont estimé à 30 % le risque d’épuisement professionnel parmi les agents de service à la clientèle. Il est donc pertinent d’analyser simultanément les facteurs de risque (demandes excessives) et les facteurs protecteurs (accessibilité ou disponibilité des ressources) sur la manifestation potentielle de l’épuisement professionnel.

Les constats
Les analyses ont permis de dégager plusieurs constats, qui sont présentés au tableau 2. Globalement, les professionnels en ressources humaines qui ont plus de demandes dans le cadre de leur travail (surcharge de travail et climat de compétitivité plus important) ont davantage de symptômes de fatigue et d’épuisement professionnel, ce qui appuie une première hypothèse de recherche. La surcharge de travail et le climat de compétitivité augmentent également la fatigue et l’épuisement émotionnel et, par ricochet, l’intention de quitter l’organisation. Par ailleurs, les ressources abondantes (forte autonomie au travail, fort soutien social, usage des compétences, grande variété dans les tâches) contribuent à réduire ces symptômes de fatigue et d’épuisement conformément à notre seconde hypothèse de recherche. Elles produisent aussi un engagement supérieur au travail, qui protège contre l’épuisement professionnel.

Plus important encore, les résultats démontrent que les demandes exercent un effet net plus important sur l’épuisement émotionnel que les ressources au travail. En d’autres termes, il semble que, pour une partie des répondants, les ressources ne suffisent pas à pallier l’effet des demandes à leur égard. En somme, bien que les professionnels semblent bénéficier de ressources importantes dans leur contexte de travail en termes d’autonomie professionnelle et de caractéristiques de l’emploi intéressantes, ils doivent néanmoins porter attention à l’ampleur des demandes à leur égard afin de se prémunir contre la fatigue et l’épuisement émotionnel.

Tableau 2 – Les principaux constats concernant le bien-être des professionnels RH

  • Les caractéristiques de l’emploi (fondées sur l’autonomie au travail, la variété des tâches, le soutien social dans le cadre du travail et la diversité des compétences) favorisent l’engagement au travail tout en réduisant l’épuisement.
     
  • L’engagement au travail (plaisir au travail, forte énergie au travail, concentration stimulante dans les tâches) réduit la fatigue au travail, l’épuisement émotionnel et l’intention de quitter l’organisation.
     
  • Un climat de compétitivité au travail contribue à générer la fatigue, l’épuisement émotionnel et l’intention de quitter l’organisation.
     
  • La surcharge de travail contribue à générer la fatigue, l’épuisement émotionnel et l’intention de quitter l’organisation.
     
  • Le détachement psychologique à l’égard du travail est une excellente stratégie de récupération; il contribue à réduire la fatigue, l’épuisement émotionnel et l’intention de quitter l’organisation tout en favorisant un meilleur engagement.

Dans l’ensemble, les résultats valident le modèle proposé par Bakker et Demerouti, à l’effet que les demandes excessives ont une influence négative sur la santé psychologique des employés. À l’inverse, les ressources les protègent contre la détérioration de leur santé psychologique. Selon les résultats obtenus, il semble donc que les professionnels en ressources humaines du Québec occupent des emplois de qualité, dans le sens où le niveau de ressources leur est en général très favorable, alors que les demandes demeurent plutôt réalistes.

Conclusion
Les résultats empiriques de cette recherche valident donc nos hypothèses. Pourtant, étant donné l’évolution des rôles et l’augmentation des responsabilités des professionnels en ressources humaines, la situation pourrait leur devenir beaucoup moins favorable. Dans ce contexte, il importe de s’assurer du maintien des ressources pour pouvoir optimiser leur performance dans leurs tâches tout en leur permettant de demeurer en bonne santé psychologique. Le développement de leur capital de compétence pourrait aussi leur permettre de faire face à l’accroissement de leurs responsabilités.

Précisons en terminant qu’au-delà de l’incidence potentiellement négative des exigences démesurées de l’emploi sur le bien-être des professionnels en ressources humaines, la personnalité – un aspect auquel notre étude ne s’est pas attardée –peut aussi expliquer l’épuisement professionnel. Même si les demandes d’emploi sont raisonnables, certaines personnes peuvent être davantage vulnérables à l’épuisement que d’autres.

Denis Morin, CRHA, professeur, École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal, Michel Cossette, professeur, service de l’enseignement de la gestion des ressources humaines, HEC Montréal, Jamal Ben Mansour, professeur, département des sciences de la gestion, Université du Québec à Trois-Rivières, et Julie Demers, doctorante, département de psychologie, UQAM

Source : Effectif, volume 16, numéro 4, septembre/octobre 2013.


Statistiques descriptives de l’étude

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