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Harmonisation travail-vie personnelle : passer de la parole aux actes

Métro-boulot-dodo! Cette expression popularisée par les Parisiens au milieu du dernier siècle est-elle toujours représentative des contraintes avec lesquelles doivent composer la majorité des travailleurs? Les vies professionnelle et personnelle de tout un chacun, loin d’être simples et routinières, se sont au contraire complexifiées depuis quelques décennies. Les résultats de plusieurs études récentes en témoignent. En 2011-2012, 59 % des participants à la National Study on Balancing Work and Caregiving in Canada indiquaient une interférence moyenne ou élevée de leur travail avec leur vie personnelle, tandis que 58 % faisaient état d’une interférence moyenne ou élevée de leur vie personnelle avec leur travail (Duxbury et Higgins, 2012).

26 novembre 2014
Isabelle Létourneau, CRHA | Nathalie Cadieux, CRHA

Les conséquences du conflit travail-vie personnelle sont donc importantes pour les individus en emploi : fatigue, migraine, hypertension, détresse psychologique, insatisfaction professionnelle, problèmes relationnels, etc. (St-Amour et al., 2005; Vézina et al., 2011). Il en va de même pour les entreprises qui doivent en assumer les coûts : diminution de l’engagement, absentéisme, problèmes de rétention de la main-d’œuvre, problèmes de productivité, etc. (Tremblay, 2008). Individus et organisations sont donc mis au défi de l’harmonisation travail-vie personnelle, qui consiste à réduire les conflits de temps et de tension (stress) entre ces deux sphères de vie ainsi qu’à favoriser leur enrichissement réciproque.

Le rôle du partenaire d’affaires RH
Dans ce contexte, le professionnel en ressources humaines est aux premières loges pour constater l’importance de ces phénomènes au sein de l’entreprise et intervenir à titre d’acteur clé. D’abord, son rôle de partenaire d’affaires le rend apte à influencer la haute direction. Il peut ainsi sensibiliser les dirigeants à l’importance de déployer non seulement des mesures d’harmonisation travail-vie (horaire flexible, service de garde en milieu de travail, etc.), mais aussi une culture (normes, valeurs et présupposés) qui les supporte et favorise ainsi l’attraction, la rétention et la motivation de la main-d’œuvre. Ensuite, le professionnel RH sert d’intermédiaire de communication important pour les employés. Il peut ainsi transmettre leurs attentes et leurs besoins à la haute direction, et les informer sur les mesures de conciliation existantes afin qu’elles soient effectivement utilisées.

Conseiller stratégique auprès de la haute direction, le partenaire d’affaires RH contribue au succès de l’entreprise en traduisant la stratégie organisationnelle en pratiques de gestion des ressources humaines alignées et cohérentes, qui permettent d’atteindre les objectifs fixés par l’organisation. Selon Ulrich (1997), cette « conversion » de la stratégie organisationnelle en pratiques RH s’effectue par l’entremise d’un diagnostic organisationnel (organizational diagnosis) durant lequel sont déterminées les forces et les faiblesses de l’entreprise, notamment du point de vue de la gestion de ses ressources humaines.

Poser un diagnostic organisationnel pour établir un bilan
Le diagnostic organisationnel permet au professionnel RH de comprendre la culture organisationnelle en matière d’harmonisation travail-vie personnelle, tout en établissant un bilan. Cette démarche s’articule essentiellement autour des réponses à certaines questions clés. Quels défis quotidiens de conciliation travail-vie les employés doivent-ils relever? En quoi les difficultés des employés à cet égard empêchent-elles l’atteinte des objectifs organisationnels? Quelles sont les mesures offertes par l’organisation sur ce plan? Quel est le soutien (émotionnel, informationnel ou pratique) apporté par les superviseurs en la matière? Quelles perceptions les travailleurs ont-ils du soutien offert par l’organisation et le superviseur? La réponse à ces questions devrait permettre au conseiller en ressources humaines de saisir la culture de l’entreprise et d’établir des constats (ou un bilan) afin d’agir par des mesures ciblées sur les problématiques propres à l’organisation.

À cet effet, Dikkers et al. (2004) ont identifiés quatre types de culture organisationnelle en lien avec l’harmonisation travail-vie personnelle (HTVP) (voir figure 1). L’axe vertical représente le soutien offert par l’organisation (soutien élevé ou faible se mesurant par le nombre et la pertinence des mesures offertes, l’ouverture des superviseurs, etc.); l’axe horizontal indique la présence d’obstacles organisationnels à l’harmonisation travail-vie (obstacles faibles ou élevés se mesurant par le taux d’utilisation des mesures, les préjugés envers ceux qui se prévalent des mesures, etc.). Ces deux axes permettent de départager quatre types de cultures organisationnelles en matière d’harmonisation travail-vie personnelle.

La culture d’approbation s’insère dans un contexte où le soutien organisationnel en matière d’harmonisation travail-vie personnelle est fort alors que les obstacles sont faibles. Dans ces entreprises, non seulement existe-il une politique à cet égard, mais en découlent aussi des mesures concrètes dont les employés peuvent réellement bénéficier, sans crainte de conséquences négatives sur leur carrière. Au contraire, dans la culture contradictoire, on observe un « soutien » organisationnel élevé, mais des obstacles nombreux. Dans les entreprises où cette culture prédomine, il existe généralement une politique en matière d’harmonisation travail-vie personnelle ou, du moins, des mesures disponibles pour les employés. Néanmoins, ces derniers ne parviennent pas en profiter, soit en raison de leur charge ou de leur horaire de travail, soit parce que les messages perçus les en découragent (il existe des mesures, mais il est mal perçu d’y recourir).

La culture d’indifférence prédomine lorsque le soutien et les obstacles à l’harmonisation travail-vie personnelle sont faibles. Ainsi, bien qu’il n’existe pas à proprement parler de politique ou de mesures concrètes formalisées sur ce plan dans ces entreprises, la direction, les gestionnaires et les superviseurs ne font pas obstacle à la mise en place « d’accommodements raisonnables » pour les employés ayant des besoins précis. Il revient toutefois aux employés d’en faire la demande, car l’organisation ne se montre pas proactive en la matière. Finalement, certaines entreprises sont caractérisées par une culture d’obstruction, ce qui se traduit non seulement par un soutien faible en matière d’harmonisation travail-vie personnelle, mais également par des obstacles organisationnels importants. Dans ces entreprises où le travail est fortement valorisé, les mesures visant à faciliter la conciliation travail-vie personnelle sont quasi absentes et, même si elles étaient présentes, le recours à l’une d’entre elles serait mal perçu de la part de la direction et des autres membres de l’organisation.

Le positionnement de l’entreprise dans l’un des cadrans de cette typologie permettra au professionnel en ressources humaines d’établir un plan de match en lien avec les défis auxquels l’organisation fait face.

Établir un plan de match
Après avoir réalisé le diagnostic de la culture organisationnelle, le partenaire d’affaires RH devrait prendre le temps d’établir un plan de match et de mesurer les répercussions de différentes propositions sur l’organisation et ses employés.

Il devrait d’abord identifier les mesures prioritaires à prendre en matière d’harmonisation travail-vie personnelle, celles qui permettront à l’organisation d’évoluer progressivement vers une culture d’approbation. Cette démarche devrait être accompagnée d’une consultation des employés, car ce seront eux qui bénéficieront des politiques, programmes et mesures déployées dans l’entreprise. Cette démarche permettra non seulement d’appuyer l’argumentaire du professionnel RH quant à la nécessité de telle ou telle mesure auprès de la haute direction, mais évitera également de gaspiller inutilement temps et énergie en mettant en place des outils dont personne n’a réellement besoin. À cet égard, il faut éviter les solutions rapides et être créatif en ciblant des mesures qui tiennent compte des facteurs de contingence propres à l’entreprise. Même les meilleures pratiques d’harmonisation travail-vie personnelle doivent être adaptées aux particularités de chaque organisation.

Ensuite, les modalités du plan établi (politique, programmes et mesures à implanter) doivent s’arrimer à la stratégie et aux objectifs d’affaires de l’entreprise. Dans la mesure où le professionnel en ressources humaines est capable de démontrer à la direction que les mesures visant l’harmonisation travail-vie personnelle permettront la réalisation des objectifs et de la stratégie d’affaires, il serait étonnant de voir subsister des oppositions. Après tout, il s’agit ici d’une situation gagnant-gagnant!

Finalement, le plan établi devrait également être cohérent avec les autres pratiques de gestion des ressources humaines. À cet égard, le partenaire d’affaires RH doit œuvrer au développement de la capacité interne de l’organisation s’il souhaite voir se déployer son plan. Une façon d’y parvenir consiste à s’assurer que les gestionnaires de premier niveau sont informés des mesures en place et qu’ils ont les compétences nécessaires pour les mettre en application et en assurer le suivi. L’implantation du télétravail, par exemple, devrait être accompagnée d’une formation permettant aux superviseurs d’apprendre à communiquer efficacement avec les employés à distance et à évaluer leur rendement différemment, sans être biaisés par le fait que ceux-ci ne se présentent pas régulièrement au bureau.

L’objectif ultime étant d’améliorer les indicateurs de performance de l’organisation, facilitant ainsi l’atteinte des objectifs et de la stratégie d’affaires, les mesures d’harmonisation travail-vie personnelle devraient contribuer au maintien et à l’amélioration du rendement des employés. Il faut donc s’en assurer par l’implantation de pratiques de gestion des ressources humaines complémentaires.

Du leadership pour implanter des solutions profitables
Dans la continuité de son rôle de partenaire d’affaires, le professionnel en ressources humaines est appelé à concrétiser le plan de match et à favoriser ainsi l’amélioration de l’harmonisation travail-vie personnelle dans l’organisation. Pour ce faire, il peut communiquer les changements à venir aux membres de l’organisation, démontrer la valeur ajoutée du plan proposé, combattre les préjugés, identifier des partenaires qui sauront convaincre les indécis et les opposants, donner l’exemple en adoptant un comportement qui soutient les employés dans l’acquisition d’un mode de vie équilibré, etc. Par son aptitude à motiver les membres de l’organisation à s’engager dans la pratique de l’harmonisation travail-vie personnelle, il leur permettra tout à la fois de contribuer à l’efficacité et à la réussite de l’entreprise.

Nathalie Cadieux, CRHA, Ph. D., professeure adjointe, coresponsable de la M. Sc. en intervention et changement organisationnel, Université de Sherbrooke
Isabelle Létourneau, Ph. D., professeure adjointe, coresponsable de la M.SC. en intervention et changement organisationnel, Université de Sherbrooke

Source : Effectif, volume 17, numéro 5, novembre/décembre 2014.


Références

  • Dikkers, J., Guerts, S., den Dulk, L., Peper, B. et Kompier, M. (2004). “Relations Among Work-Home Culture, the Utilization of Work-Home Arrangements and Work-Home Interference”, International Journal of Stress Management, 11(4), 323-345.
  • Lingard, H. et Francis, V. (2009). Managing Work-Life Balance in Construction, Abingdon, UK, Spon Press.
  • St-Amour, N., Laverdure, J., Devault, A. et Manseau, S. (2005). La difficulté de concilier travail-famille : ses impacts sur la santé physique et mentale des familles québécoises, Québec, Institut national de santé publique.
  • Tremblay, D.-G. (2008). Conciliation emploi-famille et temps sociaux (2e éd.). Québec, Presses de l'Université du Québec.
  • Ulrich, D. (1997). Human Resource Champions, Boston, Harvard Business School Press.
  • Vézina, M., Cloutier, E., Stock, S., Lippel, K., Fortin, É., Delisle, A., St-Vincent, M., Funes, A., Duguay, P., Vézina, S. et Prud'homme, P. (2011). Enquête québécoise sur des conditions de travail, d'emploi et de santé et de sécurité du travail (EQCOTESST) – Rapport, Montréal, IRSST.

Isabelle Létourneau, CRHA Professeure agrégée en gestion des ressources humaines Université de Sherbrooke / FADM - Management et gestion des RH

Nathalie Cadieux, CRHA Professeure Université de Sherbrooke
Nathalie Cadieux, CRHA est détentrice d’un doctorat en relations industrielles de l’Université de Montréal. Professeure et responsable d’un programme de maîtrise en intervention et changement organisationnel, elle enseigne la gestion de la rémunération et des avantages sociaux au Département de management et de gestion des ressources humaines de la Faculté d’administration à l’Université de Sherbrooke.