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Gérer la radicalisation dans les organisations

Essentiellement idéologique, la radicalisation consiste en une épuration progressive d’un point de vue jusqu’à ses fondements essentiels. En réponse à une situation insoutenable, elle induit le désir irrépressible d’un bouleversement nécessaire et irréversible (par exemple : vaincre une dépendance).

6 juillet 2015
Gilles Saucier

La radicalisation puise ses racines dans un inconfort grandissant provoquant une quête de sens légitime et de plus en plus pressante. Lorsqu’une réponse semble la meilleure, la personne cherche à dégager l’essence de cette idée à travers les principes fondamentaux qui la sous-tendent. Pour en valider la justesse, elle transpose ensuite l’idéologie à de multiples contextes. Deux dérives sont alors possibles : l’intégrisme érige l’idéologie en une vérité absolue et immuable, alors que l’hégémonisme lui attribue des vertus multipliant ses ramifications et implications bien au-delà de sa portée raisonnable. Le radicalisme naît du déni de ces dérives et du rejet de la dissidence, surtout dans un contexte d’exclusion et de personnalité fragile.  

En tant que démarche personnelle, la radicalisation constitue un phénomène adaptatif naturel et utile lorsqu’elle demeure à l’écart de ses dérives. À travers le radicalisme, la personne fragile adopte une vision trompeuse de la réalité affectant son jugement et sa disponibilité au discours de l’autre. Cet éloignement volontaire risque d’entraîner une spirale d’incompréhension et d’exclusion amenant l’individu à redéfinir la constitution de son entourage pour qui il devient un étranger difficile à raisonner. En bouleversant son entourage aussi bien que la personne qui s’y engage, le radicalisme devient ainsi un enjeu collectif.

Radicalisation et radicalisme au travail
La radicalisation idéologique fait partie du quotidien dans les organisations. « C’est une question de principe » ou « Ce choix ne cadre pas avec nos valeurs ». Cette expression de convictions fortes a sa place dans un échange serein et respectueux. Elle permet à une personne d’appuyer ses efforts visant à orienter le changement, de mobiliser les troupes, de consolider la culture organisationnelle, de guider un employé dans son développement ou de l’inciter à modifier un comportement.

Toutefois, le radicalisme peut émerger lorsque s’effrite la confiance entre les parties et qu’un déséquilibre des forces s’installe. Totalitaire en position dominante, l’individu radicalisé devient subversif en situation d’infériorité ou de faiblesse. L’un et l’autre parasitent les échanges et la qualité des rapports interpersonnels. Le radicalisme s’exprime alors à travers une intolérance qui peut se personnaliser et engendrer la discrimination, rendant possible ostracisme, harcèlement, abus et violence. En plus d’assister à une détérioration du climat de travail, l’efficacité organisationnelle devient compromise par l’aliénation des talents et un processus décisionnel appauvri. Pour assurer son succès, l’organisation a pourtant besoin de tous ses talents, qui doivent travailler harmonieusement à la poursuite des mêmes objectifs, et non pas agir de façon totalitaire ou subversive.

Une question de culture et de communication
Les programmes de communication organisationnelle (mission, valeurs, objectifs, résultats, évaluations du rendement, plans de développement, etc.) peuvent orienter les employés quant aux attentes auxquelles ils sont invités à répondre. Toutefois, la compréhension des orientations proposées et le degré d’adhésion à leur endroit varient d’une personne à l’autre selon sa perspective à la fois culturelle (ses origines et ce qui la définit), expérientielle (parcours, succès, difficultés) et convictionnelle (regard posé et choix privilégiés). Il s’agit alors d’adapter les pratiques de gestion des ressources humaines de façon à favoriser l’épanouissement d’une culture de communication ouverte à l’expression de toutes les perspectives individuelles.

L’organisation qui veut maximiser la valeur de ses décisions et accroître sa capacité d’adaptation a intérêt à susciter et à soutenir un échange constructif. Cela signifie éduquer les employés à exprimer leur opinion de façon réfléchie, au moment opportun, pour des questions pertinentes, et dans le respect de la diversité des points de vue exprimés et de l’apport de chacun. Il faut alors s’attendre à ce qu’émerge chez les employés un plus grand désir de participer à la prise de décision. Bien y répondre a un effet mobilisateur, mais trahir cette attente produit l’effet inverse.

Soutenir les moins habiles et les plus vulnérables
Même s’ils sont soumis à un encadrement adéquat, la qualité des échanges repose sur la capacité de chaque protagoniste à faire valoir son point de vue et à comprendre celui de l’autre. Il devient alors utile d’inclure dans toute formation destinée à l’employé des activités favorisant chez lui l’écoute ainsi que l’articulation, la mise en perspective et la communication d’une idée. Dans certains cas, il peut être nécessaire de dispenser à l’employé une formation spécifiquement consacrée à l’acquisition de ces habiletés qui, au-delà de bien servir la communication, l’outillent afin de mieux réaliser son travail au quotidien.

Il convient également de soutenir l’employé confronté à la difficulté de débattre, notamment s’il est confiné à un rôle de second plan ou si son poste est davantage exposé à la critique et à la controverse. De même, il faut porter attention à la personne aux prises avec un problème de santé mentale (trouble d’adaptation, dépression, etc.). Cela peut affecter sa participation aux échanges et même induire une attitude de repli qui n’a rien à voir avec un radicalisme idéologique. D’autre part, les efforts visant l’encadrement des échanges contribuent également à la réintégration harmonieuse d’une personne à la suite d’une absence reliée à son état de santé.

La spécificité religieuse
Exprimer une idée fait appel à tout ce qui permet à un individu de construire du sens : sa compréhension raisonnée des choses, mais aussi ses convictions personnelles, qui découlent de ses connaissances, de son expérience et des leçons qu’il en tire. Ses convictions influencent toujours sa prise de position sur une question et c’est là que réside la difficulté d’échanger avec ouverture.

En matière religieuse, les convictions se situent au cœur de l’intimité personnelle en contribuant à définir le rapport au monde d’une personne. En ce sens, les convictions religieuses font partie de la frontière identitaire, au même titre que l’identité sexuelle par exemple, et doivent donc être traitées avec les mêmes égards. D’une perspective individuelle, toute conviction religieuse est légitime et ne peut être remise en question. Considérée dans son contexte organisationnel, la même conviction doit toutefois se soumettre à un minimum de règles de cohabitation harmonieuse.

On sait qu’en matière d’accommodement raisonnable, une demande est recevable dans la mesure où elle est sincère et n’entraîne pas de contrainte excessive. On doit s’inspirer de ce principe pour baliser l’influence acceptable des convictions religieuses personnelles dans le cadre du travail. En ce qui concerne les rapports interpersonnels, une contrainte excessive consiste à brimer l’autre dans ses droits ou à porter atteinte à son intégrité. Par conséquent, une conviction religieuse ne peut pas justifier un comportement discriminatoire envers qui que ce soit. Le refus de se conformer à la mission et aux valeurs de l’organisation peut aussi constituer une contrainte excessive. Sur cette question, la communication doit être claire, précise et constante dès l’embauche. On peut également considérer comme une contrainte excessive l’évocation d’une conviction religieuse pour se soustraire à certaines obligations de son poste, à moins qu’il s’agisse d’activités discrétionnaires ne compromettant pas les objectifs poursuivis et les livrables attendus, ni la qualité et la performance souhaitées.

La sincérité des convictions n’est pas garante de la maturité de la personne ni de la légitimité de sa position. Rappelons qu’un individu immature ne développe jamais de convictions religieuses matures. D’autre part, une personne mature n’adopte pas toujours des convictions religieuses matures. Si une conviction religieuse se retrouve en cause dans le cadre d’un échange, on doit alors en évaluer avec soin la valeur et la portée, à la lumière de ce qu’on peut comprendre de la maturité de l’individu et de sa foi. N’oublions pas que l’ignorance et l’immaturité constituent un terreau fertile pour le radicalisme. Afin de prévenir une escalade à l’issue incertaine, il est nécessaire d’accroître sa connaissance des mécanismes convictionnels, de la spiritualité et des grandes religions ou s’adjoindre une ressource compétente en la matière.

En conclusion
L'organisation a tout à gagner, sur les plans tant du climat que de l’efficacité, en cultivant une culture de communication ouverte à l’expression de toutes les perspectives individuelles. Au plan religieux, il lui est nécessaire d’accroître son expertise et d’établir des règles de cohabitation harmonieuse. En guise de prévention, l'organisation peut faire la promotion d’une santé équilibrée, tant physique que mentale. Il peut aussi développer son expertise afin de déceler les signes de détresse et de radicalisme afin d’orienter les personnes vers des ressources appropriées. Il devient alors très important de soigner la réintégration des personnes après une absence reliée à la santé mentale, notamment au niveau du suivi de sa réhabilitation et de la collaboration des collègues.

Gilles Saucier, CRHA, président, ODEVOS conseils et formation

Source : Effectif, volume 18, numéro 3, juin/juillet/août 2015.


Gilles Saucier Conseiller principal ODEVOS, conseils et formation inc.