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Comment réaménager sans tout bouleverser

L'effort statique fourni par les accros de l'ordinateur semble aussi dévastateur que l'effort physique fourni par les ouvriers. Incolore et invisible, la douleur ergonomique n'en est pas moins lancinante et cruelle. Pour lui faire la guerre, comment s'équiper, que faire et quoi éviter ? Visite guidée d'une tapocheuse de clavier chez l’ergonome…

10 octobre 2002

Journaliste à la pige, l'auteure de cet article travaille dans un bureau à domicile. Au départ, elle ne connaît rien à l'ergonomie, sujet sur lequel Effectif lui propose de se pencher. Mais elle adore ces situations! Elle accepte donc le contrat et part à la recherche d'ergonomes qui lui parleront de « ce qu’il faut éviter, en ergonomie, au sein des entreprises », sujet de cet article.

Notre journaliste met d'abord la main sur une petite liste fournie par la CSST, qui fait état des normes ergonomiques dans les bureaux. Elle y apprend notamment que la hauteur de l'assise de la chaise doit être réglée sous le niveau de la rotule, que les coudes doivent être au même niveau que le clavier et que ce clavier doit être installé à une hauteur qui permet aux poignets de relier en ligne droite les avant-bras et les mains. Elle se dit d’emblée que cela pourrait constituer un excellent aide-mémoire, que les dirigeants des ressources humaines pourraient se fier à ces normes, et le tour serait joué! Dans sa grande ignorance (selon ses propres paroles!), elle observe le schéma et tente d'imiter la position suggérée. Mais une question lui trotte dans la tête : « Si je dois me tenir ainsi toute la journée, qui diable fera mon travail ? »

Faisant trêve de mauvaise volonté et tenant à en apprendre plus sur le sujet, elle commence par interviewer Jean-Pierre Brun, professeur titulaire à l'Université Laval et directeur de la chaire en gestion de la santé et sécurité au travail, une sommité dans le domaine. Ses propos sont clairs et l'analogie est facile. Pour une entreprise québécoise des années 2000, une consultation en ergonomie peut ressembler drôlement à une visite chez le dentiste dans les années 1970! Après avoir fui le dentiste pendant plusieurs années, l'individu était renversé d'apprendre que la petite carie qui le faisait souffrir n'était que la pointe de l'iceberg, qu'il lui faudrait investir temps et argent pour réparer les dommages et surtout… apprendre à ne pas passer autant d'années sans se préoccuper de sa santé buccale!

Le professeur Brun approuve l'analogie, spécifiant cependant que, trente ans plus tard, les Québécois ont amélioré leurs rapports avec la dentisterie plus que ne l'ont fait les entreprises avec l'ergonomie! En effet, si beaucoup acceptent l'idée d'un éventuel traitement de canal, plus rares sont celles qui acceptent d'emblée les grandes chirurgies! « On les voit venir, les ergonomes, confie d'ailleurs un dirigeant de PME qui préfère que l'on taise son nom. On leur demande un conseil pour acheter trois cents chaises et ils vous annoncent qu'il vous faudra autant de tables de travail! »

C'est que le diagnostic est tout un art en matière d'ergonomie! Le client qui consulte un professionnel en ce domaine est en droit de recevoir une analyse de la situation générale et de ses exceptions, par écrit. Il doit aussi s'attendre à des propositions concrètes avec lesquelles les employés sont d'accord et auxquelles ils sont prêts à participer. Finalement, la cure proposée doit mener à des résultats. La solution réside rarement en un remplacement de l'équipement ou en un changement complet de l'ameublement. Dans ce dernier cas, souvenons-nous qu'il existe d'excellents décorateurs!

Poursuivant son explication, le professeur Brun précise que, depuis une vingtaine d'années, même si la situation s'améliore, le rythme de la mise sur pied de programmes de prévention en ergonomie ne permet pas de s'asseoir sur ses lauriers. Encore moins de se féliciter! « Il y a trop de travail à faire au Québec, tranche-t-il. Nous en sommes encore à éteindre des feux! En matière d'ergonomie, nous sommes en pleine crise. On y pense, on en parle, souvent sans trop comprendre de quoi il retourne, mais de là à consulter systématiquement des ergonomes et à appliquer des mesures concrètes pour régler les problèmes reliés à l'ergonomie, il y a un pas qu'on ne franchit pas allègrement. »

Si l'on comprend bien, on se préoccupe de plus en plus d'ergonomie au sein des entreprises, mais les problèmes ergonomiques semblent se multiplier et s'amplifier ? Mais de grâce, cessons la médication! « Vous avez raison », lance Dominique Le Borgne, ingénieure industrielle et ergonome de la firme ERGEV, qui offre aussitôt à l'auteur de ces lignes d'assister à une séance pratique d'ergonomie dans le bureau d'un traducteur.

D'emblée, elle a l'air désolé à la vue de son poste de travail. Pourtant, elle ne porte aucun jugement sur les outils de travail utilisés. « Il faut éviter de culpabiliser les gens ou de juger l'équipement. Mieux vaut être inventif et voir ce que l'on peut faire à partir de ce que l'on a. » Dominique Le Borgne s'installe devant notre traducteur, ne lui pose aucune question, se contentant de l'observer… Portant attention aux moindres détails, elle examine d'abord sa façon de tenir la souris — une position décrite plus bas et que tous les utilisateurs de PC reconnaîtront d'emblée. Ensuite, elle regarde sa tête s'avancer constamment vers l'écran. Puis, son coude gauche qui reste posé, semble-t-il toute la journée, sur un accoudoir trop haut, ce qui active la clochette « douleur » de son trapèze, le soir venu. Dieu merci, il garde le dos bien appuyé et, pour cela, il reçoit des félicitations! De sa mallette, madame Le Borgne sort ses outils : un bouquin de physiologie (imagé, c'est bien plus simple pour le profane) et trois souris modèles. Elle se livre alors à une séance d'enseignement, donne des exemples, fait manipuler la souris… Non seulement le traducteur a tout compris, mais il est maintenant convaincu qu'il est possible de trouver des solutions abordables.

Trois problèmes, trois solutions

« Pendant que vous maintenez l'index sur la surface du bouton gauche, votre majeur droit demeure en extension au-dessus du bouton droit, de peur d'y toucher, explique Dominique Le Borgne à ce travailleur du clavier. C’est un réflexe très fréquent chez les utilisateurs de souris parce qu'ils ont peur, inconsciemment, d'appuyer sur la touche de droite par inadvertance. Saviez-vous combien ce petit geste de rien du tout est exigeant au niveau musculosquelettique ? Saviez-vous qu'il est responsable de bien des tendinites au coude ? »

Mais que faire ? Changer de souris ? Jusqu'à présent, aucune souris dite ergonomique n'était venue à bout des tendinites de notre cobaye. Dans un emploi précédent, son employeur l'avait équipé d'un ameublement répondant parfaitement à la panoplie de normes émises par la CSST. Rien n'y fit. Malgré toute cette bonne volonté, ses maux de dos ont persisté et tout ce qui a changé, c'est le fait que qu'il se sentait terriblement coupable d'être la source d'une dépense aussi faramineuse pour d'aussi piètres résultats!

« Désolée de vous le rappeler, lui a expliqué l'ergonome, mais vous et moi descendons du singe. Notre main est ainsi faite qu'elle veut tenir une souris comme elle tiendrait une banane ou, dans un contexte de bureau, une bouteille de coke. Nous prenons les objets en les serrant avec les quatre doigts d'un côté et le pouce de l'autre. Mais quand il s'agit de tenir une souris, il faudrait que nos doigts agissent dans toutes les directions. L'achat d'une souris ergonomique ne vous fera pas nécessairement changer vos habitudes de gestuelle. Il existe une solution plus efficace et qui ne coûte rien. Appuyez sur les touches suivantes : Démarrer – paramètres – panneaux de configuration – souris, puis cliquez sur « gauche » si vous êtes droitier; et vice-versa si vous êtes gaucher. Désormais, (elle s'adresse ici aux droitiers) votre index utilisera le bouton de droite pour toutes les fonctions qui lui demandaient d'utiliser le bouton de gauche. Voyez comme la position de la main a changé. Maintenant, vos quatre doigts travaillent tous du même côté. »

« Mon problème, c'est vraiment la chaise! »

Dire à quel point cette passionnée de l'ergonomie a chambardé le bureau de notre travailleur autonome tiendrait de l'abus d'espace. Cela prendrait des pages et des pages pour décrire de quelle manière elle s'est agenouillée sous le bureau pour en dévisser telle partie qui empêchait le genou de se positionner sans forcer. « Tenir une posture, c'est fatigant, fait-elle remarquer. On a le droit de s'offrir une position confortable et ergonomique au travail. »

Concrètement, ayant constaté que son accoudoir l'empêchait d'utiliser sa souris tout à son aise, elle l'a retiré! Il en était tout estomaqué! « Les gens ont peur de s'approprier leur matériel. Je rencontre des travailleurs qui posent leurs fesses quotidiennement sur de petites mines ergonomiques, mais qui n'ont jamais ajusté une seule manette! Il faut s'investir et ne pas avoir peur d'expérimenter. » Avouons qu'il avait du style, ce fauteuil, avec un seul bras! Et, au dire de son propriétaire, travailler est devenu aussi facile que de pagayer sur un lac en miroir, à l'aube, en juillet…

Son téléphone, son écran, ses meubles environnants… tout y est passé! Et sans qu'il ait à dépenser un sou en équipement. « Il arrive que l'on doive vraiment remplacer une pièce d'équipement ou faire un ajout. Mais parfois, au sein d'une entreprise, ce qui ne convient pas à un travailleur peut très bien faire l'affaire pour un autre. Sur un plancher de quatre cents employés, je passe deux heures à expliquer les tenants et aboutissants de l'ergonomie, dans un langage que tout le monde comprend, puis dix à quinze minutes par poste, pour évaluer les cas particuliers. En groupe, je questionne les employés au sujet de leurs douleurs, car il devient rassurant pour eux de comprendre que leurs maux s'expliquent et qu'ils ne sont pas les seuls à les ressentir. Il y a une telle détresse, quand on ne comprend pas ce qui se passe! »

Lorsque les gens découvrent ensemble l'étendue des dégâts, ils revendiquent généralement que leurs employeurs achètent du matériel ergonomique pour apaiser leurs maux. « Il faut penser à réaménager, avant de penser à changer l'équipement. L'environnement de travail peut et doit s'adapter aux besoins du travailleur. »

Un obstacle : le surapprentissage

Confession ultérieure de notre cobaye. Avec son histoire de pagaie sur un lac calme, il avoue qu'il a peut-être été un peu fort. L'aménagement de son bureau était le même depuis plus de deux ans. C'est bien assez pour enregistrer tous les gestes, même les plus néfastes. Il a donc dû accepter que le combat contre les mécanismes acquis serait long et ardu. C'est la raison pour laquelle la connivence entre l'ergonome et le travailleur est nécessaire. Les employés les plus hostiles au changement sont souvent ceux qui travaillent sous un stress immense, ceux qui manquent de confiance en eux ou ceux dont la productivité est calculée au compte-gouttes. En somme, moins on a de marge de manœuvre, plus il est difficile d'expérimenter de nouvelles positions de travail.

Afin que la démarche soit efficace, il faut donc se souvenir de mettre les utilisateurs dans le coup, en s'assurant, notamment, que l'ergonome propose des solutions à leur portée. Il faut aussi choisir un professionnel compétent qui nous évitera les pièges des vendeurs de patentes ergonomiques!

Josée Larivée est journaliste indépendante.

Source : Effectif, volume 5, numéro 4, septembre / octobre 2002.