Intitulé
Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ-SPS-SaguenayLac-Saint-Jean) et Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Saguenay—Lac-Saint-Jean (CIUSSS — Saguenay — Lac-Saint-Jean) (Éric Boivin), 2025 QCTA 142
Juridiction
Tribunal d'arbitrage (T.A.)
Type d'action
Grief contestant une suspension aux fins d'une enquête. Rejeté. Griefs contestant une suspension disciplinaire et le retrait d'une fonction supérieure. Accueillis.
Décision de
Me Isabelle Leblanc, arbitre
Date
9 avril 2025
Un assistant infirmier-chef (AIC) entretenait avec une collègue brancardière une relation amicale qui a évolué en relation de nature sexuelle. Il a été suspendu aux fins d'une enquête après que sa collègue eut déposé une plainte pour incivilité contre lui en lien avec un commentaire qu'elle jugeait dégradant, ce à quoi s'ajoutaient des allégations de harcèlement sexuel. La firme externe chargée de l'enquête ayant conclu à du harcèlement sexuel, l'employeur a suspendu le plaignant durant 30 jours et lui a retiré sa fonction supérieure d'AIC. Il soutient que le consentement de la collègue aux actes de nature sexuelle n'était pas libre et éclairé en raison de la position d'autorité du plaignant. Il demande l'anonymisation des données permettant d'identifier la collègue étant donné que des informations sensibles et intimes concernant sa vie privée ont été dévoilées lors de l'audience. Le syndicat s'oppose à cette demande. Il estime également que la procédure préalable à l'imposition des mesures prévue à la convention collective n'a pas été respectée. Sur le fond, le syndicat invoque l'absence de harcèlement sexuel puisque la relation entre le plaignant et sa collègue était consensuelle.
Décision
La demande d'anonymisation est rejetée. L'employeur a seulement invoqué la protection de la vie privée et de la dignité de la collègue sans démontrer de risques sérieux. À défaut d'une disposition législative ou conventionnelle en ce sens, la nature du dossier à elle seule ne peut justifier systématiquement d'anonymiser le nom de la prétendue victime de harcèlement sexuel, laquelle est également une partie intéressée au présent dossier.
L'article 3.09 de la convention collective prévoit que l'employeur doit remettre un écrit confirmant les raisons et les faits ayant provoqué la suspension disciplinaire. En l'espèce, la lettre de suspension remise au plaignant relate le dépôt de la plainte pour harcèlement sexuel, la conclusion de l'enquête externe quant au bien-fondé de cette plainte ainsi que les faits et les manquements retenus. Contrairement aux prétentions du syndicat, le Tribunal estime que les gestes ou les actes reprochés au plaignant sont énoncés — de façon concise, certes — dans la lettre, qui doit se lire comme un tout. Le plaignant était en mesure de comprendre ce qu'il avait fait pour mériter cette suspension de 30 jours. Le syndicat prétend que la lettre de «déqualification», qui annonce le déclassement et fait référence à la lettre de suspension, contrevient à l'article 3.11 de la convention collective puisqu'elle ne comprend pas l'essentiel des faits. Le syndicat ayant reconnu que le déclassement est l'accessoire de la suspension, il est approprié de lire ensemble les lettres remises à l'égard de ces 2 mesures. Le plaignant connaissait ainsi l'essentiel des faits appuyant son déclassement, et ce, même s'ils étaient principalement mentionnés dans la lettre de suspension. Le Tribunal considère que la référence à la lettre de suspension ne contrevenait pas à la convention collective et que la lettre de «déqualification» contenait l'essentiel des faits par l'effet de cette référence.
Pendant l'instance, les règles de preuve ont changé dans les dossiers impliquant des violences sexuelles. Le nouvel article 100.9.1 du Code du travail (C.tr.) exclut la preuve relative à la réputation sexuelle de la personne prétendue victime de violence. Ces éléments de preuve sont d'emblée jugés comme non pertinents. Pour repousser cette présomption simple, une partie doit établir que la preuve vise une fin légitime et qu'elle ne servira pas à appuyer un argument fondé sur les mythes et les stéréotypes ciblés par l'article 100.9.1 C.tr. ou encore qu'elle a pour but de permettre au décideur d'apprécier la fiabilité d'un témoignage, notamment en présence de versions contradictoires. En l'espèce, le Tribunal est d'avis que la présomption a été repoussée à l'égard de l'ensemble des faits invoqués par le syndicat. Une grande partie de la preuve sur le comportement sexuel de la collègue du plaignant constitue des faits intrinsèques à l'instance puisque cette preuve est incluse dans les messages texte faisant l'objet de reproches par l'employeur. Le syndicat n'a pas demandé qu'une conclusion soit tirée en lien avec cette preuve. Il l'a plutôt utilisée pour attirer l'attention du Tribunal sur le fait que c'était parfois la collègue qui avait amorcé la discussion à connotation sexuelle et intrusive ou qui l'avait entretenue en y ajoutant des informations de cette nature. Une autre partie de la preuve visait à relever des contradictions dans le témoignage de la collègue, qui, après avoir affirmé qu'elle ne souhaitait pas avoir de rapprochements avec le plaignant, a admis avoir été l'instigatrice des attouchements survenus lors d'une sortie entre collègues.
L'employeur affirme que la plainte pour incivilité et les allégations sexuelles étaient suffisamment préoccupantes pour suspendre le plaignant aux fins d'une enquête. Le Tribunal conclut que cette suspension était fondée, étant donné notamment la gravité des allégations, la longue période durant laquelle s'était échelonnée l'inconduite sexuelle alléguée, le rôle du plaignant, la figure d'autorité qu'il représentait auprès des autres salariés ainsi que le fait qu'il côtoyait sa collègue dans le cadre de leur travail.
Quant à la suspension disciplinaire, les parties ont admis que le seul élément de harcèlement en cause porte sur la conduite non désirée. L'issue du litige repose donc sur l'existence ou l'absence d'un consentement de la collègue dans le cadre d'une relation potentiellement d'autorité. Or, le Tribunal juge invraisemblable la version de l'employeur selon laquelle la position d'autorité du plaignant empêchait la collègue de donner un consentement libre et éclairé. Les propos et le comportement de la collègue tendent à démontrer qu'elle consentait aux messages texte, aux attouchements et à la relation sexuelle, et ce, sans contrainte. Il a également été démontré que le plaignant fait figure d'autorité en tant qu'AIC, mais seulement sur le plan opérationnel. Il ne peut prendre aucune décision relativement aux postes, aux affectations ou à l'emploi des salariés puisque ces conditions sont encadrées par les conventions collectives et relèvent d'un supérieur hiérarchique. Même si la collègue ne détenait pas de poste, elle devait savoir que le plaignant ne pouvait faire en sorte de lui faire perdre ses affectations puisque cela est encadré par la convention collective. Le simple rôle du plaignant comme AIC ne suffit pas pour invalider le consentement de la collègue. Un échange de messages texte démontre d'ailleurs que la collègue elle-même ne reconnaissait pas le lien d'autorité du plaignant, même opérationnel. De surcroît, la preuve documentaire révèle que le plaignant vérifiait régulièrement le consentement de la collègue, explicitement ou implicitement, et que celle-ci a manifesté son accord à chacune des activités sexuelles. La preuve et les propos de la collègue lors des discussions à connotation sexuelle ne montrent aucune contrainte ou réticence à avoir ces conversations. De plus, il a été démontré que, après plusieurs séances d'attouchements au travail, la collègue avait dit au plaignant qu'elle ne voulait plus qu'il le fasse en raison des risques. L'employeur a reconnu que le plaignant avait respecté la volonté de la collègue. En ce qui a trait à la relation sexuelle, la collègue affirme avoir seulement invité le plaignant chez elle en espérant qu'il la laisse tranquille après. Rien n'indique cependant que la collègue s'est sentie obligée d'inviter le plaignant chez elle, qu'elle l'a fait sous la contrainte ou qu'elle a subi de la pression pour le faire. L'invitation formulée expressément par la collègue pour avoir une relation sexuelle, la planification qui s'est échelonnée sur une longue période et la participation active de la collègue avant et pendant la relation ne correspondent pas au comportement d'une personne qui ne veut pas avoir de relation sexuelle. Le nombre important de messages texte échangés en faveur d'une reprise de l'expérience et de messages de la collègue confirmant son appréciation de la relation sexuelle sont incohérents avec une relation non désirée. Le Tribunal conclut donc que la relation sexuelle s'inscrivait aussi dans le contexte de la relation consensuelle qu'avaient le plaignant et sa collègue et que celle-ci y a consenti. La collègue, par ses propos et ses comportements, a donné un consentement clair et non ambigu aux messages texte, aux attouchements et à la relation sexuelle. En l'absence d'une conduite non désirée, le Tribunal conclut que l'employeur n'a pas démontré le harcèlement sexuel. La suspension disciplinaire et le déclassement, qui en est l'accessoire, sont annulés. Le Tribunal ordonne à l'employeur de rétablir le plaignant dans ses fonctions d'AIC.