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Une DRH victime de harcèlement

La directrice des ressources humaines d'un établissement hôtelier a démontré qu'elle avait été victime de harcèlement psychologique de la part de 2 dirigeants et que l'abolition de son poste constituait un prétexte pour se débarrasser d'elle; ses plaintes (art. 122, 123.6 et 124 L.N.T.) sont accueillies, mais la réintégration n'est pas ordonnée en raison du comportement de l'employeur.
19 novembre 2024

Intitulé

Béliveau c. Château Bromont inc., 2024 QCTAT 2706

Juridiction

Tribunal administratif du travail, Division de la santé et de la sécurité du travail et Division des relations du travail (T.A.T.), Estrie

Type d'action

Plainte en vertu de l'article 123.6 de la Loi sur les normes du travail (L.N.T.) pour harcèlement psychologique — accueillie.

Décision de

Jacques David, juge administratif

Date

31 juillet 2024


Décision

La demanderesse allègue avoir fait l'objet de harcèlement de la part du président et directeur général (PDG) ainsi que d'un actionnaire de l'établissement hôtelier qui l'employait à titre de directrice des ressources humaines — en septembre 2020, l'actionnaire en question a tenu une rencontre au cours de laquelle il lui a fait des reproches quant à l'exécution de ses tâches — le climat était hostile — l'actionnaire a adopté une attitude impulsive et intimidante en visant la personne même de la demanderesse — s'étant vu prescrire un arrêt de travail d'environ 1 mois, la demanderesse a toutefois dû reprendre le travail après 4 jours afin de s'occuper de la paie et de gérer d'autres dossiers — après qu'elle eut manifesté son désaccord avec le congédiement d'un cadre, le PDG lui a écrit pour lui reprocher son ton alarmiste et le fait qu'elle avait travaillé alors qu'elle devait être en absence pour cause de maladie — cette lettre contenait des propos accusateurs, intimidants et hostiles à l'endroit de la demanderesse — il est raisonnable de conclure qu'il s'agissait d'une attaque à son égard ainsi que d'un abus du droit de direction et que cela dépassait le simple conflit — en novembre 2020, alors que la demanderesse éprouvait des douleurs à l'épaule, l'actionnaire a transmis à tous les membres du comité de direction un courriel contenant 2 photographies d'une poupée vaudou avec une aiguille dans l'épaule — l'actionnaire prétend qu'il s'agissait d'une blague — le Tribunal y voit plutôt une conduite hostile et vexatoire qui est survenue alors que l'actionnaire savait que la demanderesse était fragile psychologiquement — à compter de janvier 2021, cette dernière a participé au processus de négociation d'une convention collective — le 5 mai suivant, lors d'une rencontre avec des représentants syndicaux, le PDG a laissé entendre que la demanderesse allongeait inutilement les réunions de relations du travail et qu'elle était «peu joignable en personne» — le 7 mai, la demanderesse a quitté une rencontre après avoir appris que l'actionnaire mènerait dorénavant les négociations et qu'elle était reléguée à un rôle de «courroie de transmission» — la conduite de l'employeur lors de ces rencontres était hostile et vexatoire — ressentant qu'il y avait un abus de pouvoir, la demanderesse et son conjoint, le vice-président aux finances, ont communiqué avec le vérificateur externe de l'employeur — le 11 mai, la demanderesse a consulté son médecin, puis elle a déposé une réclamation pour une lésion professionnelle — le lendemain, elle et son conjoint ont été informés qu'ils étaient suspendus aux fins d'une enquête — le 27 mai, la demanderesse a reçu une lettre du PDG mentionnant que ses comportements fautifs ainsi que ses problèmes de communication avaient fait l'objet d'une analyse et l'informant de l'abolition de son poste — le PDG y précisait que l'employeur ferait tous les efforts requis afin d'«invalider» sa réclamation pour une lésion professionnelle et ses plaintes — l'employeur n'a pas offert de préavis à la demanderesse et a différé son accès aux prestations d'invalidité en tardant à remplir les documents demandés par l'assureur — les circonstances de l'annonce de la suspension et de l'abolition du poste de la demanderesse constituaient d'ultimes manifestations de harcèlement psychologique — analysés individuellement ou globalement, les événements relatés par la demanderesse ont porté atteinte à sa dignité et à son intégrité psychologique et ils ont entraîné pour elle un milieu de travail néfaste — l'employeur n'a pas démontré avoir mis en place quelque mesure que ce soit afin de prévenir ou de faire cesser le harcèlement exercé par 2 de ses hauts dirigeants

Contestation par la demanderesse d'une décision relative à la recevabilité de sa réclamation — accueillie — le 11 mai 2021, la demanderesse a produit une réclamation pour un diagnostic de trouble de l'adaptation au stress — la CNESST a rejeté la réclamation au motif qu'elle avait été produite tardivement — la demanderesse avait un intérêt à déposer une réclamation dès le 23 septembre 2020, et ce, même si l'arrêt de travail complet n'a duré que 4 jours — à ce moment, son médecin traitant avait posé un diagnostic et avait prescrit des médicaments ainsi que des traitements de psychothérapie — la réclamation a été produite environ 2 mois après l'expiration du délai, mais la demanderesse a démontré un motif raisonnable lui permettant d'être relevée de son omission — c'est le cumul progressif d'événements que le Tribunal a qualifiés de manifestations de harcèlement psychologique qui a amené la demanderesse à comprendre qu'elle était victime d'une lésion professionnelle — sa réclamation, qui a été déposée rapidement après la dernière manifestation de harcèlement, est recevable — sur le fond, le Tribunal a conclu que les événements invoqués par la demanderesse découlaient de l'exercice abusif du droit de direction — ces événements étaient d'emblée singuliers ou ils le sont devenus par leur superposition — ils revêtaient le caractère imprévu et soudain requis pour être à la source de la lésion professionnelle — le diagnostic de la demanderesse est lié aux événements survenus au travail — dès septembre 2020, le médecin traitant a fait état des difficultés vécues au travail pour expliquer l'état de stress de la demanderesse — en mai 2021, il a noté la recrudescence des problèmes au travail ainsi qu'une humeur anxieuse et des éléments de dépression — la demanderesse, son conjoint et même le PDG ont constaté l'effet immédiat des diverses manifestations de harcèlement — aucune condition personnelle de nature psychologique n'a été invoquée — la demanderesse a subi une lésion professionnelle.

Plaintes en vertu des articles 122 L.N.T. et 32 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) à l'encontre d'une suspension administrative et d'un congédiement — accueillies — la demanderesse bénéficie de la présomption selon laquelle sa suspension et sa fin d'emploi ont été imposées en raison de son absence pour cause de maladie ayant débuté le 11 mai 2021 — elle bénéficie également de la présomption prévue à l'article 255 LATMP puisque ces mesures ont été imposées dans les 6 mois ayant suivi le dépôt de sa réclamation à la CNESST — l'employeur prétend que le processus de suspension a été entamé le 10 mai, lorsque l'actionnaire a été informé de la démarche auprès du vérificateur externe — or, la lettre de suspension n'a été envoyée que le 12 mai — le Tribunal ne croit pas que la décision de suspendre la demanderesse a été prise avant que l'employeur ne soit informé de son absence — sur le fond, la lettre de suspension aux fins d'une enquête mentionnait des motifs très larges et ajoutait que la viabilité du contrat de travail de la demanderesse était à revoir — ces motifs ne sont pas sérieux — l'employeur avait déjà envisagé cette possibilité en septembre 2020 et avait retiré l'essentiel des responsabilités de la demanderesse quelques jours avant la suspension — le seul nouvel événement était l'appel au vérificateur général par le conjoint de la demanderesse — le Tribunal retient qu'il s'agissait d'un prétexte pour suspendre cette dernière et abolir son poste — vu les difficultés avec les plus hauts dirigeants de l'employeur, il n'était pas anormal pour un vice-président de tenter de demander conseil, de joindre le conseil d'administration (CA) et d'obtenir une médiation — l'employeur n'a pas repoussé les présomptions — la suspension et la fin d'emploi sont annulées.

Plainte en vertu de l'article 124 L.N.T. à l'encontre d'un congédiement — accueillie — l'employeur prétend que le poste de la demanderesse a été aboli dans le contexte d'une réorganisation administrative entamée avant mai 2021 — il allègue que la fermeture d'une auberge allait entraîner la disparition d'un syndicat et d'une convention collective et ainsi réduire les besoins en ressources humaines — le Tribunal conclut plutôt qu'il s'agissait d'un prétexte pour se débarrasser de la demanderesse — il n'avait jamais été question d'abolir son poste avant son départ en maladie, le 11 mai 2021 — la nouvelle répartition des tâches liées aux ressources humaines ressemblait davantage à une réorganisation temporaire improvisée en urgence — en outre, les besoins n'étaient pas aussi réduits que ce qui avait été annoncé dans la lettre de licenciement du 27 mai puisque l'employeur a affiché et pourvu un poste de coordonnateur aux ressources humaines durant l'été — il avoue même dans la lettre de licenciement que les comportements fautifs qu'il attribuait à la demanderesse ont joué un rôle dans la décision d'abolir son poste — l'actionnaire a admis que les événements ayant la rencontre du 7 mai avaient motivé cette abolition — l'employeur a également informé la demanderesse qu'elle ne recevrait pas l'indemnité de préavis prévue à la loi avant l'expiration des délais de contestation liés à ses plaintes et à sa réclamation à la CNESST et qu'il déploierait tous les efforts pour invalider celles-ci — cette façon de faire très hostile semble inhabituelle dans le contexte d'un simple licenciement — l'employeur n'a pas démontré de motifs réels et sérieux justifiant l'abolition du poste — la demanderesse a fait l'objet d'un congédiement déguisé, lequel est annulé — malgré le départ de l'actionnaire en cause, le comportement de l'employeur constitue un obstacle à la réintégration.

Plainte en vertu de l'article 124 L.N.T. à l'encontre d'un congédiement — accueillie — le demandeur, qui occupait le poste de vice-président aux finances, allègue avoir fait l'objet d'un congédiement déguisé — l'employeur prétend que ce dernier a plutôt abandonné volontairement son emploi — après sa suspension aux fins d'une enquête, le 19 mai, le demandeur a consulté un médecin, lequel lui a prescrit un arrêt de travail de 2 semaines — il affirme que, le 21 mai, l'actionnaire a mis en doute la véracité de son arrêt de travail et lui annoncé que l'employeur chercherait un remplaçant — le demandeur s'est vu retirer ses accès informatiques et il n'a pas eu de nouvelles de l'enquête — plusieurs indices laissent croire à la volonté de l'employeur de ne plus être lié par le contrat de travail — le demandeur a pris des mesures afin de joindre le CA à la suite des événements concernant la demanderesse, sa conjointe — cette façon de faire ne paraît pas inappropriée, d'autant moins qu'il y avait un précédent et que le demandeur a été transparent avec l'actionnaire — y voyant un manque de loyauté, l'employeur a suspendu le demandeur en mentionnant que la viabilité de son contrat de travail était en cause — l'employeur a toutefois admis ne pas avoir mené d'enquête — de façon concomitante de ces événements, il a dit aux employés de s'habituer à travailler sans les demandeurs et de ne plus entrer en contact avec eux — en juin 2021, le procureur du demandeur a transmis une lettre au CA afin de dénoncer les agissements de l'actionnaire et du PDG et de l'informer qu'il ne reviendrait pas au travail une fois sa santé rétablie, tout en précisant qu'il ne s'agissait pas d'un abandon volontaire de son emploi — ces éléments amènent le Tribunal à conclure que le demandeur a fait l'objet d'un congédiement déguisé, lequel est annulé — la réintégration n'est pas ordonnée, et ce, en raison notamment du climat acrimonieux qui subsiste entre les parties.

Réf. ant : (C.N.E.S.S.T., 2022-02-17), 2022 QCCNESST 24, SOQUIJ AZ-51835851.