Intitulé
Nieni et Madessa Professionnel inc., 2024 QCTAT 2789
Juridiction
Tribunal administratif du travail, Division de la santé et de la sécurité du travail (T.A.T.), Montréal
Type d'action
Contestation par la travailleuse d'une décision relative au retrait préventif de la travailleuse enceinte. Contestation accueillie.
Décision de
Danielle Tremblay, juge administrative, et Dre Virginie F.-Tanguay, assesseure
Date
2 août 2024
La travailleuse occupe un poste de préparatrice de commandes chez un client de son employeur, une agence de placement. Le 15 octobre 2021, elle a remis un certificat médical attestant l'existence de dangers physiques pour elle, en raison de son état de grossesse, ou encore pour son enfant à naître. Compte tenu du refus de l'employeur de modifier son affectation chez ce client ou de l'autoriser à cesser de travailler, la travailleuse a poursuivi ses tâches habituelles jusqu'au 21 octobre 2021. À cette date, après sa journée de travail, elle a consulté en raison de saignements. Il lui a été recommandé de cesser de travailler jusqu'à l'accouchement en raison d'une possibilité de fausse couche. La travailleuse a présenté par la suite une demande afin de bénéficier du programme Pour une maternité sans danger. La CNESST a refusé cette demande. L'instance de révision a confirmé cette décision.
Décision
Au moment de la remise du certificat, tous les critères du programme étaient respectés. À cette date, la travailleuse était liée par un contrat de travail à l'employeur. Elle se qualifiait à titre de travailleuse au sens de la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Elle a poursuivi son travail habituel jusqu'au 21 octobre 2021. Elle était encore médicalement apte au travail et disponible afin de l'effectuer au cours de cette période. Elle était par conséquent admissible au programme dès le 15 octobre 2021. En temps normal, l'employeur auquel on adresse une telle demande est tenu de réaffecter immédiatement la travailleuse ou, à tout le moins, de l'autoriser à cesser de travailler. L'employeur a toutefois considéré qu'il n'avait pas à le faire puisque, selon lui, les tâches effectuées par cette dernière chez le client étaient sécuritaires.
Dans le cadre de son emploi de préparatrice de commandes, la travailleuse est susceptible d'effectuer 2 tâches principales, soit le «picking» et le «packing». Ces activités consistent à trouver, dans l'entrepôt, les différents articles désignés sur les listes de commande («picking»), à inventorier et à étiqueter chacun de ces articles, à les placer dans des boîtes («packing») et, enfin, à les disposer sur le convoyeur en vue de leur expédition. Contrairement au témoignage de la directrice générale de l'employeur, celui de la travailleuse est crédible et fiable. Il démontre que les dangers énoncés dans le certificat médical nécessitant une réaffectation immédiate, particulièrement ceux afférents à la manipulation de poids excédant la limite de 15 kilogrammes ou encore l'adoption d'une position debout prolongée pendant plus de 6 heures cumulatives, étaient présents dans le cadre de l'emploi de préparatrice de commandes chez le client.
Les facteurs de risque mentionnés dans le certificat médical constituaient une menace réelle et présentaient une probabilité non négligeable d'entraîner des complications médicales pour la travailleuse ainsi que pour son enfant à naître. En raison de l'existence de ces dangers, l'employeur avait l'obligation de prendre les mesures nécessaires afin de protéger la santé de la travailleuse enceinte ainsi que d'assurer sa sécurité et son intégrité physique. En n'offrant pas immédiatement à celle-ci de la réaffecter à d'autres tâches sécuritaires, ou encore en ne l'autorisant pas immédiatement à cesser de travailler, l'employeur a empêché la mise en oeuvre du programme et a contrevenu à ses obligations. L'intention de la travailleuse de mettre fin à son affectation chez le client était motivée par son inconfort à poursuivre ce travail parce qu'elle le considérait comme dangereux. Son intention n'était pas de mettre fin définitivement à son emploi en démissionnant.
Selon l'employeur, puisque la travailleuse a eu des saignements et qu'on l'a déclarée inapte au travail après le 21 octobre 2021, elle a perdu le droit au retrait préventif ainsi qu'aux avantages reliés à l'exercice de celui-ci. Or, la jurisprudence du Tribunal ainsi que les cours supérieures considèrent qu'il est possible de faire exception au principe du maintien des conditions d'ouverture du programme durant toute la durée du retrait préventif lorsqu'il s'agit de pallier une situation illégale ou discriminatoire. Les cours supérieures ont invité le Tribunal à interpréter les dispositions et les principes afférents au programme de manière large et libérale afin d'atteindre l'objectif de prévention souhaité par le législateur. Celles-ci ont explicitement sensibilisé le Tribunal à l'effet discriminatoire que l'application trop rigide ou littérale du principe du maintien des conditions d'admissibilité du programme tout au long du retrait préventif peut causer dans certaines circonstances. En l'espèce, il est opportun de tenir compte de cet avertissement puisque l'application de ce principe, comme celui d'être médicalement apte au travail, prive la travailleuse de son droit à une sécurité financière, et ce, alors que le danger était pourtant présent dans son milieu de travail et qu'il s'est matérialisé en nuisant à son état de santé. Étant donné que les dangers figurant sur le certificat médical ainsi que ceux désignés par un médecin de la santé publique, lesquels ont été confirmés par le médecin traitant, étaient présents dans le milieu de travail, il existait une probabilité non négligeable que la poursuite des tâches entraîne, pour la travailleuse enceinte ou son enfant à naître, des conséquences néfastes. Ainsi, il appartenait à l'employeur de repousser cette présomption en présentant une preuve démontrant l'absence de relation entre les saignements de la travailleuse, la menace de fausse couche et l'exposition aux dangers, ce qu'il n'a pas fait. Par ailleurs, même en écartant cette présomption, la preuve médicale et factuelle consignée au dossier démontre le lien entre l'exposition aux dangers et les saignements de la travailleuse.
Il n'y a pas d'indices, dans le dossier médical de la travailleuse, permettant d'inférer que la complication de sa grossesse serait d'origine personnelle. Tous les éléments associés à la poursuite du travail dans des conditions dangereuses sont graves, précis et concordants. Ils forment une présomption de faits qui démontre que les dangers afférents aux tâches habituelles de la travailleuse et qui étaient susceptibles d'entraîner une complication de grossesse se sont matérialisés. Cela résulte de la décision de l'employeur de ne pas réaffecter la travailleuse à d'autres tâches sécuritaires ni de l'autoriser à cesser de travailler, alors que la Loi sur la santé et la sécurité du travail l'y obligeait. Il serait absurde dans de telles circonstances de ne pas reconnaître l'admissibilité de la travailleuse au programme, alors que l'objectif poursuivi par la Loi sur la santé et la sécurité du travail est justement celui d'éviter que l'état de santé d'une travailleuse enceinte ne soit compromis par une exposition aux dangers. Il ne faut pas non plus empêcher la travailleuse de bénéficier des avantages du programme, alors que l'employeur l'a placée devant une impasse en l'obligeant à choisir entre son emploi, sa sécurité financière, sa santé et sa sécurité de même que celles de son enfant à naître. Il s'agit d'une situation que le législateur, par la création du programme, entendait éviter. Une travailleuse enceinte qui devient inapte en raison de son exposition à des dangers ne possède pas moins le droit à la sécurité financière qu'une autre qui a fait le choix de se retirer du travail, sans salaire, en attendant la décision de la CNESST ou du Tribunal. Puisque le législateur ne souhaite pas de conséquences déraisonnables, il convient, en pareilles circonstances, d'interpréter la Loi sur la santé et la sécurité du travail ainsi que les exigences du programme afin que leur objectif de prévention se réalise, ce qui permettra de pallier l'effet de cette situation illégale. Le manquement de l'employeur aux obligations que lui impose la Loi sur la santé et la sécurité du travail, soit d'offrir à la travailleuse enceinte un milieu de travail sécuritaire qui ne l'expose pas à des conditions de travail dangereuses, ne doit pas lui être préjudiciable. La situation de la travailleuse satisfaisait à l'ensemble des critères du programme dès le 15 octobre 2021, lors de la remise du certificat médical, ainsi que par la suite, et ce, même après l'arrêt de travail du 21 octobre suivant puisque la perte de l'aptitude au travail doit découler d'une autre source que l'exposition et la matérialisation des dangers mentionnés dans le certificat médical.