Intitulé
Martel c. Entrepôts Fruigor inc., 2024 QCTAT 1703
Juridiction
Tribunal administratif du travail, Division des relations du travail (T.A.T.), Montréal
Type d'action
Plainte en vertu de l'article 123.6 de la Loi sur les normes du travail pour harcèlement psychologique — accueillie.
Décision de
Nancy Martel, juge administrative
Date
15 mai 2024
Décision
La plaignante occupait un poste de coordonnatrice commerciale et logistique dans une entreprise d'importation de fruits exotiques — en août 2020, le président a demandé à la plaignante d'effectuer une tâche à l'aide d'un logiciel — celle-ci lui a répondu qu'elle ne savait pas comment faire — le président lui a dit: «ça fait 6 mois que t'es ici et tu ne sais rien faire!» — ce commentaire prononcé d'une voix forte doit être considéré comme un geste hostile — le président est allé au-delà de ce qu'un employeur peut exprimer dans l'exercice normal de ses prérogatives et la plaignante s'est sentie diminuée — vers juin 2020, le président a reproché à la travailleuse un courriel qu'elle avait envoyé à un collègue et dans lequel elle utilisait selon lui le ton d'une «maîtresse d'école» — bien qu'il ne soit jamais agréable pour un employé de recevoir un commentaire négatif de la part de son employeur, celui-ci pouvait lui dire qu'il ne souhaitait pas ce genre de réponse qu'il jugeait inappropriée — il s'agit de l'exercice des droits de la direction — en décembre 2020 ou en janvier 2021, alors que la plaignante est entrée dans les espaces de bureau, le président a crié à répétition: «c'est des conneries!» — il est difficile de mettre en contexte les propos tenus et de les qualifier d'hostiles — on peut toutefois conclure que cette expression répétée en criant alors que la plaignante était la seule présente constitue un comportement non désiré — à un certain moment, la plaignante s'est présentée au travail alors qu'elle portait un chandail en coton ouaté à capuchon — le président s'est approché d'elle, a touché son épaule et l'a questionnée sur sa tenue — les contacts physiques en milieu de travail ne sont pas appropriés — le geste venant d'un supérieur hiérarchique et les paroles sur un ton cassant doivent être considérés comme un comportement non désiré — à une autre occasion, le plaignante s'est procuré des bottes de sécurité dotées d'un embout de sécurité afin de circuler dans l'entrepôt — en raison du contexte de la pandémie de la COVID-19, les seules qu'elle a trouvées étaient de couleur rose — le président a dit sèchement à la plaignante que personne n'allait la prendre au sérieux et que c'était une «couleur de merde» — le choix de l'habillement sur les lieux de travail fait partie des prérogatives de l'employeur — ce ne sont toutefois pas les exigences de sécurité qui étaient reprochées à la plaignante, mais le choix de la couleur — les commentaires faits par le président à cet égard, en raison tant du choix des mots que du ton employé, dépassaient le cadre de ce qui peut être motivé par le bon fonctionnement de l'entreprise — semer un doute quant à la crédibilité de la travailleuse auprès de ses collègues était dénigrant et pouvait ébranler l'estime de celle-ci — il s'agissait de paroles hostiles — concernant une erreur commise dans une commande, alors que le président était dans son bureau et qu'il s'entretenait avec un client, il lui a dit que «ses employés font des stupidités» — si le commentaire ne portait pas seulement sur la plaignante, elle était tout de même visée — le choix du mot «stupidité» relève de l'insulte — le président a également accusé la plaignante de lui avoir fait perdre 60 000 $ — il s'agissait d'une accusation sans fondement qui a été portée à la connaissance des autres salariés, ce qui constitue un geste dégradant, offensant et hostile — la plaignante a démissionné quelques jours plus tard — elle a consenti à poursuivre sa prestation de travail durant 2 semaines à titre de préavis — l'insistance du président à faire travailler la plaignante, quelques jours plus tard, et ce, alors qu'il n'y avait pas de tâches particulières à accomplir, le fait de lui demander devant les autres si elle n'avait rien à faire ainsi que le commentaire à propos de son départ débordaient le cadre de ce qui était nécessaire pour veiller au bon fonctionnement des activités — il y a une certaine gratuité qui est oppressante et humiliante pour la personne visée — en ce qui concerne le savoir-être du président, l'impulsivité et le caractère difficile de celui-ci font l'unanimité — la personne mise en cause est la plus haut placée dans l'entreprise et exerçait un pouvoir de gestion sur la plaignante — cette situation, à laquelle s'ajoute le fait que la plaignante avait relativement peu d'ancienneté dans l'entreprise, fait en sorte que celle-ci était en position de vulnérabilité au regard des abus — lorsque la plaignante a tenté de parler de ses difficultés à son supérieur, il lui a répondu de faire en sorte d'être aimée et de se rendre «indispensable aux yeux du président» — cela témoigne d'une relation dominant-dominé qui outrepasse le simple conflit ou une incompatibilité de personnalités — les incidents considérés comme hostiles ou non désirés étaient souvent espacés de quelques mois — une vue d'ensemble permet cependant de constater de la constance ainsi qu'une continuité temporelle dans les comportements empreints de manque de respect — lorsque les comportements imprévisibles surviennent assez souvent pour créer un sentiment d'appréhension, ils «sont reçus et vécus en continuum» — même si certains d'entre eux, pris isolément, peuvent sembler anodins, ils font partie d'un ensemble qui comprend également des comportements plus graves qui ont été commis par une personne ayant un statut hiérarchique plus élevé au sein de l'entreprise et qui avait un comportement impulsif — une personne raisonnable placée dans la même situation considérerait aussi avoir fait l'objet d'une conduite vexatoire
La conduite vexatoire dont a été victime la plaignante a porté atteinte à sa dignité et à son intégrité — après son passage chez l'employeur, cette dernière s'est sentie diminuée et démoralisée — elle s'est interrogée sur ce qu'elle avait vécu et s'est demandé comment elle aurait pu faire mieux — elle a consulté un psychologue afin d'être accompagnée et de se sentir moins démunie — la conduite vexatoire a entraîné pour la plaignante un milieu de travail néfaste — l'employeur a été avisé à plusieurs reprises de la conduite du président, mais le supérieur de la plaignante n'est intervenu d'aucune façon — l'employeur a omis de s'acquitter de ses obligations consistant à prévenir et à faire cesser le harcèlement psychologique dont était victime la plaignante — il y a lieu de prendre acte du fait que la réintégration n'est pas demandée et de tenir compte de la preuve administrée en ce qui concerne son impossibilité, et ce, à l'étape de la détermination des autres mesures de réparation, lesquelles comprennent notamment une indemnité pour perte d'emploi.