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Sécurité des contrôleurs routiers

Les rapports rédigés par les inspectrices de la CNESST à la suite des interventions effectuées dans le but de vérifier la mise en application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail et du Règlement sur la santé et la sécurité du travail à l'égard de la sécurité des contrôleurs routiers lors des interceptions sur la route constituent des décisions au sens de l'article 191.1 LSST, bien qu'ils ne comportent aucun avis de correction.
14 février 2022

Parties

Proulx et Société de l'assurance automobile du Québec

Juridiction

Tribunal administratif du travail, Division de la santé et de la sécurité du travail (T.A.T.), Montréal

Type d'action

Contestations de décisions relatives à des rapports d'intervention. Moyen préliminaire portant sur la recevabilité des contestations. Moyen préliminaire rejeté. L'audience quant au fond est reportée.

Décision de

Danielle Tremblay, juge administrative

Date

1er septembre 2021


En décembre 2018, une inspectrice de la CNESST a effectué une intervention à Gatineau afin de vérifier la mise en application de la Loi sur la santé et sécurité du travail (LSST) et du Règlement sur la santé et la sécurité du travail à l'égard de la sécurité des contrôleurs routiers lors de leurs interceptions sur la route. L'inspectrice n'a mentionné aucune dérogation dans son rapport du 1er février 2019. La CNESST a confirmé la validité de cette position à la suite d'une révision administrative, ce qu'un contrôleur routier conteste devant le TAT. En novembre 2019, une autre inspectrice a effectué une intervention à Lévis afin d'effectuer le même type de vérification. Elle n'a mentionné aucune dérogation dans son rapport du 25 novembre 2019. La CNESST a confirmé la validité de cette position à la suite d'une révision administrative, et cette décision fait également l'objet d'une contestation. À titre de moyen préliminaire, la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ) soutient que les rapports contestés ne sont ni des ordres ni des décisions puisqu'ils témoignent plutôt du choix des inspectrices de ne pas intervenir. Elle est d'avis que cet acte discrétionnaire ne peut être soumis à l'appréciation du Tribunal, de sorte que les contestations sont irrecevables. L'audience n'a porté que sur le moyen préliminaire.

Décision

Les articles 6 et 9 de la Loi instituant le Tribunal administratif du travail (LITAT) accordent au Tribunal le pouvoir de décider de toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de sa compétence. Conformément aux articles 191.1 et 193 LSST, le pouvoir d'apprécier si les rapports d'intervention contestés constituent un ordre ou une décision se situe ainsi au coeur de la compétence du Tribunal. Par ailleurs, la Loi sur la santé et la sécurité du travail ne définit pas ce qui constitue un ordre ou une décision au sens de son article 191.1. À cet égard, la jurisprudence du Tribunal se réfère aux définitions des dictionnaires juridiques ou traditionnels. Dans Centres hospitaliers affiliés du Québec (CHAQ) et Fournier (C.L.P., 2004-02-20 (décision rectifiée le 2004-03-10)), SOQUIJ AZ-50222326, C.L.P.E. 2003LP-347, [2003] C.L.P. 1651, l'«ordre» est décrit comme l'acte par lequel l'autorité manifeste sa volonté au moyen de dispositions impératives, alors que la «décision» correspond à l'action de porter un jugement ou d'adopter une conclusion sur un point. La jurisprudence du Tribunal considère que les avis de correction sont nécessairement des ordres et qu'ils peuvent être contestés. La situation n'est pas aussi évidente lorsque l'inspecteur, conformément au pouvoir que lui confère l'article 182 LSST, choisit de ne pas délivrer un tel avis. Dans ces circonstances, le Tribunal doit évaluer si cette position est attribuable à une prise de décision et vérifier si l'inspecteur a procédé à une analyse ou à un examen de la situation, s'il a ensuite tranché une position litigieuse ou s'il a tenté de résoudre le problème qui lui était soumis.

Plusieurs exemples tirés de la jurisprudence témoignent de situations dans lesquelles il y a refus d'intervenir sans que celui-ci découle d'un examen minutieux ou attentif d'une situation problématique, et sans que l'inspecteur tranche un litige, prenne position ou tente d'y apporter une solution. Avant de conclure que le rapport d'intervention n'est pas une décision, il faut non seulement analyser son contenu, mais également tenir compte du contexte et des effets de l'intervention puisque, en certaines circonstances, une décision peut être implicite. Il faut aller au-delà des mots afin de saisir l'intention de l'inspecteur quant à la rédaction de son rapport.

La SAAQ fait valoir que le choix des inspectrices de ne pas intervenir, de s'abstenir de formuler une conclusion quant à la situation ou de refuser de statuer est assimilable à une «non-décision». Elle s'appuie notamment sur SEAB et Aluminerie de Bécancour inc. (C.L.P., 2009-04-20), 2009 QCCLP 2739, SOQUIJ AZ-50551975, C.L.P.E. 2009LP-43. Cependant, depuis 2011, la jurisprudence majoritaire du Tribunal s'écarte d'une telle approche et adhère plutôt à celle retenue dans SAPSCQ et Ministère de la Sécurité publique (C.L.P., 2011-01-17), 2011 QCCLP 298, SOQUIJ AZ-50711824, 2011EXPT-384, selon laquelle «malgré que dans l'exercice de sa discrétion, l'inspecteur décide de ne pas émettre d'avis de correction, il a toutefois rendu une décision susceptible d'être contestée par les travailleurs ou l'association les représentant» (paragr. 31). En considérant que la décision de ne pas délivrer d'avis de correction est à l'abri de l'appréciation du Tribunal, on ajoute à l'article 191.1 LSST une exception au droit de contester, et ce pouvoir est strictement dévolu au législateur.

Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (C.S. Can., 1999-07-09), SOQUIJ AZ-99111041, J.E. 99-1412, [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême indique que l'exercice du pouvoir discrétionnaire est déraisonnable s'il ne tient pas compte des objectifs ou des valeurs prévues dans la loi habilitante. Dans ce contexte, compte tenu de l'objectif défini à l'article 2 LSST, il tombe sous le sens que le législateur ne voulait pas empêcher les parties lésées de contester la décision d'un inspecteur fondée sur une appréciation déraisonnable de la situation ou motivée par des raisons étrangères aux principes établis par la loi. Puisqu'il est habilité par l'article 9 LITAT à traiter les questions de droit nécessaires à l'exercice de sa compétence, le Tribunal peut, tout autant que les cours supérieures, statuer sur la légitimité de l'usage du pouvoir discrétionnaire. En l'absence d'ordre ou d'avis de correction, afin d'évaluer la recevabilité du recours, il faut centrer l'analyse sur les indices révélés par la jurisprudence qui permettent de déterminer si l'inspecteur a rendu une décision.

Le rapport d'intervention du 1er février 2019 est une décision au sens de l'article 191.1 LSST. Dans le formulaire d'ouverture de la plainte, l'inspectrice a indiqué qu'elle avait été jointe afin de faire un suivi relativement à une démarche entreprise quelques années auparavant avec la collaboration de la CNESST. Plusieurs recommandations avaient alors été émises et l'employeur s'était engagé à les mettre en œuvre. L'objet de la plainte consistait à «exiger les correctifs qui s'imposent» dans la mesure où l'on prétendait que des recommandations n'avaient pas été appliquées. La lecture du rapport convainc le Tribunal que l'inspectrice a procédé à une évaluation approfondie des positions de chacune des parties. Elle était préoccupée par la situation en ce qui a trait aux gants mis à la disposition des contrôleurs puisqu'elle a demandé à obtenir de l'information complémentaire. Elle a proposé des solutions quant au registre de données policières et a déterminé que les actions mises en place par l'employeur à l'égard de l'identité visuelle des véhicules devraient améliorer la situation de manière satisfaisante. L'inspectrice a pris position et a considéré que l'employeur avait rempli ses obligations légales.

Le rapport d'intervention du 25 novembre 2019 constitue également une décision. Plusieurs sections de ce rapport sont identiques à ce que l'on trouve dans celui du 1er février 2019. L'objet de l'intervention est le même. Les 2 inspectrices se sont entretenues du dossier. Cette concertation est l'indice que les questions soulevées par les parties sont complexes et qu'elles nécessitaient une coordination ainsi qu'une prise de position cohérente. En outre, l'inspectrice a soupesé les éléments qui lui étaient soumis. Elle a notamment accordé à la proactivité de l'employeur un effet déterminant, ce qui l'a amenée à conclure implicitement qu'il avait pris les moyens nécessaires afin de protéger la santé, la sécurité et l'intégrité physique des contrôleurs routiers lors de leurs interceptions sur la route. Elle a jugé que son intervention n'était pas requise ou qu'elle était prématurée. Au terme de son analyse, elle a avalisé la position de l'employeur. Elle a invité les parties à poursuivre leurs discussions, et cette suggestion s'assimile à une recommandation ou à une proposition afin de régler le litige.

L'omission des inspectrices de discuter d'une recommandation qui n'avait pas encore été mise en œuvre — soit l'armement des contrôleurs routiers ou le modèle d'emploi de la force — découle, elle aussi, d'une décision. Bien que leurs motifs ne soient pas explicites, le contexte permet de conclure que les inspectrices ont préféré, au terme d'un processus décisionnel, ne pas se saisir de la question.

Le Tribunal reconnaît aux inspectrices le pouvoir discrétionnaire de déterminer le champ de leur intervention. Cependant, ce pouvoir n'est pas absolu. Il doit notamment s'exercer de manière raisonnable, conformément aux principes énoncés par la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Ces éléments pourront être évalués lors de l'audience portant sur le fond du litige.