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Exercice maladroit des droits de direction : harcèlement psychologique?

L’auteur commente la décision Babin c. Boutin du Tribunal administratif du travail dans laquelle la juge rejette la plainte de harcèlement psychologique déposée par la plaignante.

La décision rappelle qu’une analyse au cas par cas des situations qui pourraient mener à du harcèlement psychologique doit être faite. L’exercice maladroit des droits de direction ne représente pas nécessairement du harcèlement psychologique.

27 avril 2022
Me Mohamed Badreddine, CRHA

Introduction

La notion de harcèlement psychologique est relativement simple à comprendre en théorie. Toutefois, son interprétation factuelle laisse parfois place à de multiples questionnements.

Cette situation est compréhensible puisque le harcèlement psychologique implique une interprétation de faits vécus par une personne.

Pour tenter de baliser la notion de harcèlement psychologique, le législateur a prévu une définition à l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail :

81.18 Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Pour plus de précision, le harcèlement psychologique comprend une telle conduite lorsqu’elle se manifeste par de telles paroles, de tels actes ou de tels gestes à caractère sexuel.

Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié.

On compte plusieurs décisions dans lesquelles les tribunaux ont eu à interpréter des faits afin de déterminer si l’exercice des droits de gérance aurait pu entraîner du harcèlement psychologique.

La récente décision Babin c. Boutet[1] en est un exemple.

I- Faits

La plaignante travaille dans une résidence pour usagers atteints de déficience intellectuelle comme préposée aux bénéficiaires.

L’environnement de travail est difficile, et les relations avec les usagers de la résidence peuvent être conflictuelles; certains peuvent même devenir violents.

La plaignante prétend avoir fait l’objet de harcèlement psychologique par le couple qui exploite la résidence (les « propriétaires »).

La résidence héberge entre six et sept usagers dont la garde et la responsabilité sont confiées aux propriétaires par le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (« CIUSSS »).

Parmi les gestes reprochés, la plaignante allègue avoir fait l’objet de propos irrespectueux, de reproches injustifiés, d’une modification unilatérale des règles de la résidence et de menaces de congédiement[2].

Les faits révèlent que, devant l’exaspération des propriétaires quant à certains comportements de la plaignante, ceux-ci auraient tenu des propos maladroits dans l’exercice de leurs droits de direction, notamment en mai et en novembre 2019.

Le 19 décembre 2019, à l’issue de plusieurs mois de harcèlement psychologique qu’elle invoque avoir vécu, la plaignante se sent forcée de quitter son emploi. Elle dépose ensuite une plainte pour harcèlement psychologique à l’encontre des propriétaires en vertu de l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail.

II- La décision

La juge rejette la plainte de harcèlement psychologique de la plaignante.

La juge rappelle que l’analyse d’une plainte de harcèlement psychologique doit se faire en prenant en compte la personne raisonnable, normalement diligente et prudente, qui, placée dans les mêmes circonstances que la victime, estimerait être victime d’une conduite vexatoire. À cet effet, le Tribunal écrit ce qui suit :

[34] […] Autrement dit, le Tribunal ne s’en remet pas à la seule perception de la plaignante. Sa perception est pertinente mais non déterminante.

[95] Comme on vient de le voir, il est périlleux de prendre, comme unique point d’analyse, la seule perception du plaignant. Ce point de vue peut être celui d’une victime ou d’une personne ayant des problèmes de victimisation ou souffrant de paranoïa. De plus, chaque personne, en raison de ses traits de personnalité, de son éducation, de sa religion et de son milieu de vie, réagit différemment à une même situation voire à une même conduite.

[96] L’appréciation de la conduite par une personne possédant une vision tronquée de la réalité, peut mener à des aberrations. En effet, cette seule perception ferait en sorte que chaque plainte devrait être accueillie puisque la conduite constituerait toujours du harcèlement pour la présumée victime, sinon pourquoi s’en plaindrait-elle?

En analysant les allégations soumises par la plaignante au soutien de sa plainte de harcèlement psychologique, la juge conclut que plusieurs allégués ont été pris hors contexte et interprétés subjectivement par la plaignante.

La juge débute son analyse en identifiant le fait que la plaignante avait un problème d’attitude au travail qui a justifié plusieurs interventions des propriétaires. Ces problèmes sont de divers ordres, que ce soit le langage utilisé, le manque de respect des instructions de travail, l’entêtement non justifié, le manque d’écoute, etc.

En ce qui concerne le manque de respect des instructions de travail, la juge rapporte un échange écrit qui dénote le comportement de la plaignante et dans lequel, la plaignant s’esquivait des demandes de son supérieur :

[47] À ce sujet, un des échanges avec monsieur Boutet, à la fin du mois d’avril 2019, illustre ce comportement de la plaignante. Il lui demande ce qui se passe avec un usager puisque celui-ci ne va pas bien depuis quelques jours et qu’il a frappé la plaignante. Il lui écrit pour tenter de connaître l’élément déclencheur afin qu’il puisse le rapporter à l’éducatrice en charge de l’usager en question.

(…)

YB : Salut J’ai envoyer un mot à éducatrice concernant [Usager] que depuis samedi quil ne file pas et ta frappé aujourd’hui il na pas été travailler, elle ma demander c’est quoi l’élément déclencheur et comment il ta frappé je voudrais savoir.

(…)

YB : Oui mais pourquoi il frappait au sol et les injure de la veille

MB : Yvon ça fait trois jours qui fait ça

YB : Oui mais pourquoi

MB : Tu y demandera

MB : Appel le

YB : Manon c’est à toi que je le demande c’est toi qui travaille avec lui ne pourra rien me dire

La preuve démontre aussi qu’à au moins une reprise, la plaignante aurait raccroché le téléphone au nez du supérieur lors d’une discussion sur le travail.

La plaignante interprète à tort (en raison de son attitude peu collaborative) les demandes répétées pour qu’elle rectifie le tir sur certaines de ses façons de faire qui constituent des conduites vexatoires. Par exemple :

  • Les propriétaires demandent à la plaignante de respecter le protocole qui permet à un usager de pouvoir téléphoner à sa mère de façon hebdomadaire – tâche qui fait partie des responsabilités de la plaignante et dont elle s’esquive;
  • Plainte de collègues de la plaignante à l’égard de son attitude;
  • Le refus de la plaignante de lire et de signer un formulaire de consignes concernant les soins et les traitements à donner aux usagers.

La juge en arrive à la conclusion que la plaignante a un comportement rebelle, insubordonné et aimant défier l’autorité. À cet effet, le Tribunal contextualise l’analyse de la plainte de l’employée en écrivant :

[66] Il ne s’agit pas de l’accuser de tous les maux, mais le Tribunal doit composer avec sa personnalité et comme mentionné précédemment, doit voir les reproches qu’elle fait à l’employeur à travers la lunette d’une personne raisonnable et non pas seulement prendre son appréciation à elle.

À au moins deux reprises rapportées par le Tribunal, la propriétaire aurait perdu patience avec la plaignante en raison de son comportement et aurait tenu des propos maladroits dans l’exercice de ses droits de gérance.

La première situation est survenue en mai 2019. La plaignante croyait faire l’objet d’une plainte au CIUSSS relativement à la qualité de son travail auprès des usagers. Sa supérieure l’informe alors que ce n’est pas le cas. La plaignante, qui refuse de la croire, finit par la menacer de mettre l’affaire dans les mains d’un avocat. À la énième menace, exaspérée, la propriétaire sort de ses gonds et dit à son conjoint au sujet de la plaignante : « Crisse-moi ça dehors! »

Le Tribunal ne retient pas cette expression comme du harcèlement psychologique et écrit à ce sujet :

[89] Il s’agit certes de propos inadéquats. Menacer quelqu’un de le congédier est sérieux et ne devrait pas être pris à la légère. Toutefois dans le présent cas, l’impatience de madame Langevin s’explique. C’est lasse de donner encore et encore des explications et voyant l’entêtement de la plaignante à vouloir contrevenir aux directives de son employeur qu’elle profère la menace.

[90] Placée dans son contexte, cela s’explique et ne constitue pas un élément de harcèlement. Une réaction de colère malheureuse prononcée dans un moment de tension, bien que malvenue ne constitue pas du harcèlement psychologique.

La seconde situation serait survenue en novembre 2019. Alors que l’employeur perdait ses préposées en raison de l’attitude de la plaignante et devant les plaintes des autres employés ainsi que le manque de respect des consignes de travail, la propriétaire aurait écrit dans un échange de messages avec la plaignante : « Ton temps achève. »

Le Tribunal ne retient pas cette expression comme du harcèlement psychologique et écrit à ce sujet :

[95] Selon ce qui ressort de la preuve, la phrase « ton temps achève », analysée dans un contexte global, semble elle aussi la réponse à un échange infructueux entre les deux femmes. En fait, elle résulte de l’entêtement de la plaignante à ne pas collaborer avec une autre préposée ou encore à son refus d’appliquer les règles tel que lui demande madame Langevin. Il ne s’agit pas de propos harcelants.

En bref, la juge décide que les propos tenus par les propriétaires doivent être analysés à la lumière du comportement de la plaignante qui est responsable, compte tenu de son attitude, de la situation dans laquelle elle s’est ultimement retrouvée.

III- Conclusion

La décision du Tribunal administratif du travail rappelle que l’exercice légitime des droits de direction d’un employeur ne constitue pas du harcèlement psychologique. Dans certains cas, même l’exercice maladroit des droits de gérance ne constituerait pas du harcèlement psychologique.

L’analyse de l’existence du harcèlement psychologique doit se faire en fonction de la personne raisonnable et diligente placée dans les mêmes circonstances et non de façon subjective. Autrement, comme l’a si bien dit la juge, cela conduirait à ce que toutes les plaintes pour harcèlement psychologique soient accueillies puisque les employés qui déposent de telles plaintes se sentent harcelés.


Author
Me Mohamed Badreddine, CRHA Avocat Badreddine Avocat Ltée

Mohamed Badreddine est avocat, médiateur accrédité et membre CRHA. Il exerce sa pratique au sein de son étude Badreddine avocat. Il a acquis plus de 10 ans d'expérience en droit du travail, de l'emploi et de l'immigration. Il fournit ses services auprès d’entreprises et d’organismes œuvrant dans les secteurs public et privé dont certaines font partie des entreprises du Fortune 500.

Sa pratique du droit du travail et de l’emploi englobe l’ensemble des aspects de ce domaine, notamment la représentation devant les divers tribunaux. Il assiste ses clients dans la gestion et la prise de décisions en ce qui a trait aux ressources humaines et fournit des conseils juridiques afin de gérer le capital humain en entreprise.

Mohamed Badreddine pratique aussi le droit de l’immigration. Par exemple, il prépare des demandes de permis de travail et représente des employeurs qui souhaitent embaucher des travailleurs étrangers ou transférer de la main d'œuvre au Canada. Son expertise en droit du travail et de l’emploi lui permet ensuite de conseiller sa clientèle sur la gestion des travailleurs étrangers.

Il a donné plus d'une soixantaine de conférences et rédigé autant d’articles en droit du travail et de l’emploi ont l'objectif sert à l'avancement des meilleures pratiques en droit du travail et de l'emploi.


Source : VigieRT, avril 2022

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2 Aux fins du présent commentaire, nous n’analyserons pas tous les allégués.