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Stratégie d’affaires et stratégie en matière d’effectifs : indissociables!

S’il est un mot qui résume bien l’état actuel de l’économie mondiale, c’est « incertitude ». La reprise est amorcée, mais elle est timide et, plus que jamais, nous devons tous mettre l’épaule à la roue pour obtenir des résultats.

20 décembre 2010
Jeffrey A. Joerres

Ces deux dernières années ont été incroyablement difficiles pour les entreprises du monde entier, qui ont dû s’adapter à la situation. Elles ont été forcées de procéder à des compressions de personnel et, comme l’incertitude est toujours présente, elles considèrent que leurs besoins en matière de talents sont comblés.

Cette vision à court terme n’est pas une bonne stratégie. Le contexte économique demeure certes fragile, mais même aujourd’hui, malgré un taux de chômage élevé, un sondage annuel mené récemment par Manpower révèle que 31 % des employeurs à l’échelle mondiale ne parviennent pas à pourvoir des postes vacants clés. Imaginez à quel point le problème sera sérieux lorsque la reprise sera plus vigoureuse et que d’autres facteurs externes entreront en jeu. Les nouvelles données démographiques indiquent que les travailleurs plus âgés qui possèdent des compétences et une expérience précieuses quittent en grand nombre le marché du travail, et comme les travailleurs de la plupart des marchés de la main-d’œuvre avancent en âge, il n’y a pas suffisamment de jeunes travailleurs ayant la qualification voulue pour les remplacer.

En outre, le monde du travail devient plus complexe et les entreprises cherchent des compétences beaucoup plus spécifiques chez les employés. Pour leur part, les travailleurs qui possèdent le bagage recherché veulent davantage de flexibilité et s’intéressent aux entreprises qui peuvent les aider à réaliser leur potentiel. Comme la demande de compétences particulières dépasse l’offre, ils peuvent se le permettre. En conséquence, la vitesse du changement dans le milieu du travail va entraîner une pénurie de talents pour de nombreux employeurs, à moins que ces derniers ne procèdent dès maintenant à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une stratégie en matière d’effectifs qui tient compte de cette rapide évolution, bref d’une stratégie qui concorde avec les objectifs de l’entreprise.

Logique, n’est-ce pas? Pourtant, notre récent sondage sur la stratégie en matière d’effectifs nous apprend que près du quart des employés de trente-six pays et territoires admet que cette stratégie ne concorde pas avec la stratégie d’affaires de leur entreprise, ou ne sait pas si les deux stratégies concordent. Si cette statistique ne décourage pas les responsables de la gestion des ressources humaines, elle devrait les inquiéter : parmi ces répondants, plus de la moitié ne fait rien pour corriger la situation!

Imaginons une course de cent mètres. Pour remporter la course, il faut que les deux stratégies (effectifs et affaires) franchissent ensemble la ligne d’arrivée. Si la deuxième dépasse en trombe la première qui marche d’un pas de tortue, on a un sérieux problème. C’est bien d’avoir une excellente stratégie d’affaires, mais il est crucial de pouvoir compter sur des gens de talent capables de l’exécuter. La meilleure des stratégies d’affaires est inutile si personne n’est en mesure de la mettre en œuvre.

C’est pourquoi les responsables de la gestion des ressources humaines doivent faire preuve d’audace et s’imposer dans la conversation des dirigeants de leurs entreprises. Ce sont les gestionnaires des ressources humaines qui font le lien entre les deux stratégies et qui doivent inciter leurs dirigeants à identifier les problèmes en matière de main-d’œuvre, actuels et futurs, susceptibles d’empêcher l’entreprise d’atteindre ses buts. L’équipe de direction sait ce que seront à long terme les besoins de l’entreprise en matière de main-d’œuvre, mais ce sont les responsables des ressources humaines qui savent de quoi le personnel est capable. Ils doivent donc intervenir et jouer un rôle de premier plan dans la résolution des problèmes de main-d’œuvre.

Il est essentiel de déterminer les talents qui seront nécessaires, en tenant compte de tous les produits et services que l’entreprise envisage d’offrir, des changements qu’elle prévoit apporter, et de sa pénétration éventuelle de nouveaux marchés. C’est un processus continu, car les entreprises doivent continuellement revoir leur stratégie en matière d’effectifs pour s’assurer qu’elle soutient adéquatement la concrétisation de la stratégie d’affaires à un moment où le rythme du changement s’accélère.

Il faut établir avec précision quels talents seront nécessaires, et le nombre de personnes dont on aura besoin, pour identifier les problèmes qui existent actuellement. Malgré que ce soit important, il ne suffit pas de savoir à quoi ressemble le réseau interne de talents (compte tenu de l’attrition et des départs à la retraite). Il faut aussi compter avec les facteurs démographiques externes de sorte que, dans ce monde du travail en évolution constante, les responsables de la gestion des ressources humaines se tiennent au fait des tendances du marché de l’emploi et des talents, et se demander continuellement ce que ces tendances signifient pour leur organisation. Il est dans l’intérêt des entreprises de connaître leurs points faibles en ce qui a trait à la main-d’œuvre et d’avoir les connaissances qui leur permettront de résoudre les problèmes relevés.

Cependant, il faut faire plus. Ce n’est pas tout de savoir que l’on possède les talents dont on a besoin, il faut être véritablement capable d’attirer, de motiver et de conserver ces talents. Lorsqu’on a mis en question avec succès les hypothèses des dirigeants, il faut ensuite passer à l’étape suivante, c’est-à-dire créer une stratégie adéquate en matière d’effectifs qui concorde avec ce dont l’entreprise a besoin pour assurer la réalisation de la stratégie d’affaires.

Imaginons un instant un directeur financier qui ne planifierait que pour les douze prochains mois au lieu d’élaborer un plan financier sur cinq ou dix ans. Combien de temps demeurerait-t-il en poste? Il est tout aussi peu approprié de se concentrer simplement sur un plan annuel pour l’établissement des besoins de l’entreprise en matière de talents. Il importe au contraire d’avoir un plan qui couvre une période de cinq à dix ans et qui tient compte des forces internes et externes pour mieux déterminer d’où proviendront les personnes de talent dont l’entreprise aura besoin.

Une dotation en personnel plus flexible
La « nouvelle normalité » post-récession va nécessiter une modification des modèles de travail. Même si l’économie mondiale prend du mieux, la tendance observée chez les employeurs à faire davantage avec moins ne s’estompe pas, car le ralentissement de la demande de biens et de services de même que l’incertitude persistent. Les entreprises doivent ainsi envisager d’accroître leur pourcentage de travailleurs occasionnels, pour être en mesure d’augmenter ou de réduire leurs effectifs en fonction de la demande. Cette combinaison plus dynamique de travailleurs permanents et occasionnels permet d’avoir accès à un ensemble de compétences plus rares à court terme; comme les travailleurs occasionnels deviendront un actif stratégique précieux, il est crucial qu’ils se sentent engagés envers l’entreprise. On peut favoriser cet engagement en ayant une meilleure compréhension de leurs motivations et de leurs attentes et en s’assurant qu’ils ont conscience de l’importance de leur rôle dans la réalisation de la stratégie d’affaires de l’entreprise.

La dotation en personnel doit être plus flexible, mais il faut aussi un engagement envers des effectifs plus flexibles. Grâce à la révolution technologique, les employés peuvent travailler de façon «virtuelle», peu importe l’endroit où ils se trouvent. En délaissant le traditionnel 9 à 5, on permet aux employés d’avoir un équilibre travail/vie personnelle plus satisfaisant. Les employeurs peuvent quant à eux puiser dans des réserves de talents diversifiés et auparavant inaccessibles, les modèles actuels trop rigides empêchant certains groupes (personnes handicapées ou ayant des contraintes religieuses ou culturelles) de faire partie de la main-d’œuvre traditionnelle.

On ne doit pas tenir pour acquises les personnes de talent déjà dans l’entreprise, parce que si l’incompatibilité s’accentue, ces personnes n’auront alors aucun intérêt à demeurer au sein de l’organisation. Les employés qui se trouvaient heureux d’avoir simplement un emploi lorsque les possibilités étaient peu nombreuses veulent aujourd’hui relever de nouveaux défis. Un sondage réalisé en 2009 par Right Management, une filiale de Manpower qui se spécialise dans la gestion des talents et la transition professionnelle, révélait que 60 % des travailleurs ont l’intention de démissionner à cause de la façon dont ils ont été traités pendant la récession. Pour conserver leurs meilleurs employés, les entreprises doivent savoir ce qui importe pour eux et répondre à leurs besoins de façon créative. On ne saurait trop insister sur l’importance de l’engagement à l’égard du perfectionnement, car les sondages menés auprès des employés indiquent fréquemment qu’il s’agit là d’un principal déterminant de la mobilisation. En mettant l’accent sur l’éducation, l’expérience et l’exposition, les employeurs peuvent accélérer le perfectionnement de leurs employés en leur donnant la possibilité de diriger et de faire avancer un projet. Les employés que l’on habilite ainsi peuvent contribuer de façon importante à l’aboutissement de projets, ce qui en retour se traduit par un sentiment d’accomplissement et des employés mobilisés et enthousiastes.

Les employés veulent être reconnus et appréciés pour leur travail et avoir l’assurance que ce qu’ils font a de l’importance. Nos recherches les plus récentes montrent que de nombreux travailleurs ne savent pas en quoi leur travail contribue à la stratégie d’affaires et, pourtant, les employés qui ont conscience de leur valeur pour l’organisation sont un actif plus précieux. Il est donc essentiel que les meilleurs employés aient le sentiment qu’ils relèvent des défis et s’améliorent et qu’ils ne sont pas un simple rouage de la machine.

La main-d’œuvre vieillit, mais toutes les personnes qui arrivent à l’âge de la retraite ne souhaitent pas forcément quitter le milieu du travail. On pourrait éviter la fuite des connaissances en offrant aux travailleurs plus âgés des incitatifs qui les encouragent à demeurer au travail. Ainsi, on a tort de croire qu’une personne qui approche de la retraite n’a pas envie d’acquérir de nouvelles compétences ou d’avoir de nouvelles possibilités d’avancement.

Enfin, les employeurs peuvent exploiter les talents qui se trouvent en interne plutôt que de chercher uniquement des talents à l’extérieur. Il ne faut pas négliger les personnes au sein de l’organisation qui ont déjà des aptitudes qu’il est possible, grâce à un apprentissage approprié, de transformer en un ensemble de compétences nécessaires, et actuellement absentes, pour l’accomplissement des fonctions fondamentales de l’entreprise. Il est certain que les compétences techniques sont incontournables, mais les compétences plus générales d’une personne, par exemple la curiosité intellectuelle, le sens de l’initiative, le désir d’apprendre et l’empathie (compétences souvent négligées et difficiles à mesurer) deviennent également extrêmement importantes.

L’harmonisation des deux stratégies (effectifs et affaires) est un processus continu; chaque fois que la stratégie d’affaires de l’organisation change, la stratégie en matière d’effectifs doit être mise à jour en conséquence. Les responsables des ressources humaines doivent prendre part dès maintenant à la course et travailler de concert avec les dirigeants de l’entreprise pour garantir que les talents nécessaires seront disponibles. Les entreprises qui ont une longueur d’avance à cet égard sont celles qui ont toujours le bon ensemble de compétences, qui répond à leurs besoins changeants et leur permet d’assurer leur croissance.

Jeffrey A. Joerres, président du conseil et président-directeur général, Manpower Inc.

Traduit par Danièle Veillette, traductrice agréée

Source : Effectif, volume 13, numéro 5, novembre/décembre 2010.


Jeffrey A. Joerres