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Responsabilité sociale et développement durable : des actifs pour l’entreprise?

Le développement durable et la responsabilité sociale ne sont plus des expressions étrangères aux entreprises. Pourtant, les employés et les gestionnaires ne trouvent pas toujours facile d’en donner une définition, même s’ils sont souvent convaincus de leur bien-fondé pour leur entreprise comme pour la société dans son ensemble.

6 juillet 2011
Corinne Gendron

Or, pour que les bénéfices escomptés se concrétisent, il est indispensable de clarifier ce que ces expressions recouvrent afin d’élaborer des outils d’implantation pertinents, efficaces et adaptés à chaque organisation comme à son contexte. C’est à travers une compréhension juste des enjeux actuels que la responsabilité sociale et le développement durable peuvent devenir de véritables actifs pour l’entreprise.

Définition et distinction
D’abord, il est indispensable de distinguer la responsabilité sociale du développement durable : l’un et l’autre ne relèvent pas de la même échelle et n’interpellent pas les acteurs sociaux au même chef. La récente norme internationale ISO 26000 sur la responsabilité sociétale (ou sociale) des organisations clarifie l’articulation des deux concepts en expliquant qu’ils sont différents même s’il existe une relation étroite entre les deux. Le développement durable exprime un objectif général : répondre aux besoins de tous en respectant les limites écologiques de la biosphère de manière à ne pas compromettre la capacité des générations futures de répondre elles aussi à leurs besoins. Ce développement peut être atteint en prenant en considération, dans chaque décision, les grands équilibres écologiques, le bien-être individuel et collectif et en visant l’efficience des moyens économiques.

La responsabilité sociale, de son côté, concerne au premier chef les entreprises et les responsabilités qui leur incombent dans une visée de développement durable. Dans la mesure où elles doivent répondre aux attentes de la société, et que celles-ci s’expriment aujourd’hui à travers le concept de développement durable, les entreprises sont appelées à respecter de nouveaux paramètres pour conduire leurs opérations. Il peut s’agir de maintenir ou même de restaurer les écosystèmes, de maximiser la plus-value sociale, de s’assurer de l’équité de sa répartition, etc. Dans cette perspective, le développement durable n’a rien à voir avec la pérennité de l’entreprise à laquelle le réduisent certains commentateurs mal informés. La norme ISO 26000 précise bien que : « la viabilité d’une organisation peut être ou ne pas être compatible avec le développement durable de la société dans son ensemble ».

La responsabilité sociale est donc un outil permettant aux entreprises de contribuer au développement durable, et suppose une stratégie, une politique ainsi que des programmes susceptibles de porter cette contribution. Ainsi, alors que la responsabilité sociale est pensée à l’échelle de l’organisation, le développement durable, lui, se déploie au niveau de la société, dans ses grandes orientations économiques et sociales. C’est un concept qui a été proposé pour repenser notre mode de développement industriel en regard des nouveaux enjeux écologiques et sociaux qui sont apparus au cours des dernières décennies.

Développement durable et équité sociale
Le modèle de développement durable que l’on souhaite substituer à l’économie industrielle classique implique deux nouveaux paramètres dans nos décisions collectives. Le premier est la fragilité de notre environnement, qu’il s’agisse de la pollution que les écosystèmes ne sont plus en mesure d’absorber ou des ressources naturelles qui sont exploitées au delà de leur capacité de renouvellement ou sans égard au potentiel de substitution. Le second concerne l’équité sociale qui ne peut plus être envisagée comme un sous-produit automatique du système économique, mais doit au contraire être gérée et planifiée au niveau politique. La perspective décisionnelle qui en résulte consiste à reconnaître que l’environnement est la condition de tout développement et que le bien-être des individus et des collectivités présentes et à venir en est la finalité. L’économie doit être le moyen mis au service de cette finalité.

Comment ce modèle se traduit-il au niveau de l’entreprise? Dit autrement, comment peut-elle y contribuer? Beaucoup a été écrit au sujet de la responsabilité sociale au cours des dernières années, semant parfois la confusion sur le sens à lui donner. L’adoption récente de la norme ISO 26000 a permis de clarifier ce qu’il faut entendre par « responsabilité sociale des organisations », mais propose aussi une démarche pour identifier cette responsabilité, et la gérer. Voici comment la norme définit la responsabilité sociale :

« Responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui contribue au développement durable, à la santé et au bien-être de la société, prend en compte les attentes des parties prenantes, respecte les lois en vigueur et qui est en accord avec les normes internationales de comportement, et qui est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations. »

Comme on peut le voir, et malgré ce qu’on entend encore souvent, la responsabilité sociale ne concerne pas seulement les initiatives des entreprises qui vont «au delà de la loi», mais bien l’ensemble de ses responsabilités, que celles-ci soient codifiées sous forme juridique ou non. Par ailleurs, la responsabilité sociale ne se limite pas au dialogue avec les parties prenantes et suppose que l’organisation prend en compte l’intérêt de la société dans son ensemble, incluant celui des générations futures.

Une entreprise qui souhaite assumer pleinement sa responsabilité sociale doit tout d’abord la circonscrire. Pour ce faire, l’entreprise doit, il est vrai, tenir compte de ses parties prenantes, sans se limiter à celles qui sont organisées, et doit être attentive aux «groupes vulnérables». Mais elle doit aussi s’interroger sur ses impacts en regard de grands enjeux, que la norme ISO 26000 appelle les «questions centrales» : la gouvernance de l’organisation, les droits de l’Homme, les relations et conditions de travail, l’environnement, les bonnes pratiques d’affaires, les questions relatives aux consommateurs, l’engagement sociétal (ou communautaire). Enfin, l’entreprise doit étendre l’exercice au delà de ses frontières juridiques et analyser ses impacts dans toute sa «sphère d’influence», c’est-à-dire se préoccuper aussi de ceux générés par ses fournisseurs, partenaires, etc.



Un plus grand rôle à jouer pour le service des ressources humaines

Comme on peut le voir, les relations et conditions de travail constituent un des domaines centraux de la responsabilité sociale et concernent tout autant l’accès à l’emploi, le dialogue syndical et la protection sociale que la santé et la sécurité du travail et le développement du capital humain. Même avant la publication d’ISO 26000, le travail et les employés ont toujours été au cœur des pratiques de responsabilité sociale, comme le révèlent notamment bon nombre d’analyses de rapports de développement durable (Beaupré et al, 2008). Il n’est donc pas surprenant que les directions des ressources humaines se soient très tôt intéressées à la question de la responsabilité sociale, et qu’en France par exemple, elles se présentent comme étant les mieux placées pour accueillir cette responsabilité au sein de l’organisation. L’appropriation de la responsabilité sociale et du développement durable par les gestionnaires des ressources humaines au Québec semble plus timide. S’il existe des divisions ou des comités voués à ces questions dans de nombreuses entreprises, les responsables des ressources humaines y sont peu présents, comme si la pertinence de leur participation n’était pas évidente. Cela est d’autant plus surprenant que les rapports de performance extra-financière produits dans le cadre des stratégies de responsabilité sociale consacrent toujours une portion importante de leurs pages aux employés et aux initiatives qui les concernent. Bref, l’implication du service des ressources humaines dans les stratégies de responsabilité sociale des entreprise est pour l’instant très limitée, mais il va de soi qu’à l’avenir, elle devra s’intensifier par une participation active à leur formulation.

Mais la réflexion en amont sur l’apport du service des ressources humaines à la démarche de responsabilité sociale et inversement reste à faire. Quels pourraient être les incidences et les bénéfices d’une stratégie de responsabilité sociale pensée à l’échelle du travail et des employés? De nombreux gestionnaires mettent de l’avant la motivation et le sentiment d’appartenance des employés pour une entreprise qu’ils perçoivent comme responsable (Beaupré et al. 2008). Mais la stratégie de responsabilité sociale peut-elle aussi être bénéfique pour les employés eux-mêmes et non seulement pour l’organisation?

Pour répondre, il peut être utile de puiser dans la notion de souffrance au travail; proposé par Dejours en 1998, le concept de souffrance au travail cherche à décrire les maux psychologiques qui dérivent de la précarisation de l’emploi et des stratégie de performance organisationnelle qui entraînent un surinvestissement des personnes dans leur travail d’autant plus déstabilisant que le lien d’emploi est instable. Selon Gendron, la responsabilité sociale requiert notamment de s’interroger sur les pratiques de gestion des ressources humaines qui accentuent cette souffrance et les autres souffrances liées au travail, que l’on peut décliner en trois couples de dynamiques : les dynamiques de souffrance liées au travail (industrielles et organisationnelles), les dynamiques de souffrance liées à l’emploi (intégration et conciliation) et les dynamiques de souffrance existentielles (de servitude et téléologiques).

Les dynamiques de souffrance liées au travail concernent tout d’abord les souffrances industrielles (physiques et psychologiques) liées à une conception taylorienne des tâches devenues répétitives et abrutissantes. Mais elles concernent aussi ces souffrances que nous qualifions d’organisationnelles et qui sont liées aux «nouvelles méthodes de management» apparues pendant les années 1980. Ces nouvelles méthodes peuvent avoir pour effet de centrer la vie de l’individu sur son emploi, ou de le responsabiliser par rapport à des objectifs organisationnels sur lesquels il n’a qu’une prise partielle et dont il tire somme toute peu de profit, ce qui suscite des malaises bien mis en lumière par les analyses de Dejours.

Les dynamiques de souffrance liées à l’emploi touchent à deux problématiques distinctes. D’une part, l’assujettissement de l’intégration sociale à l’emploi dans une société où le chômage est très présent, qui subtilise aux chômeurs le statut de citoyen, mais aussi de participant à la société de consommation que nous appelons souffrance d’intégration. D’autre part, les conflits qu’occasionnent les responsabilités multiples des individus notamment lorsqu’ils ont la charge d’une famille, que nous appelons souffrance de conciliation.

Enfin, il existe une dernière catégorie de souffrances tout aussi importantes, même si elles sont moins discutées que les premières : les souffrances que nous qualifions d’essentielles. Tout d’abord, la souffrance de servitude désigne l’absence de choix de l’individu qui, pour subvenir à ses besoins vitaux, doit accepter une charge par laquelle il n’a aucune possibilité de s’émanciper et de s’épanouir. Ensuite, la dynamique de souffrance téléologique touche aux conflits de valeurs que subissent certains individus qui travaillent dans des entreprises qui ne leur correspondent ni dans leur mission, ni dans leur organisation.

Responsabilité sociale et bien-être au travail
Sans prétendre que les responsables des ressources humaines peuvent offrir des réponses à toutes ces souffrances, il faut prendre conscience que les dynamiques de souffrance sont centrales aux enjeux de responsabilité sociale qui touchent les entreprises, puisqu’elles se développent en elles, par elles et à travers elles. L’implantation d’une politique de responsabilité sociale pensée en termes de ressources humaines devrait offrir l’occasion aux gestionnaires de réfléchir aux enjeux tels qu’ils sont quotidiennement vécus par l’entreprise (conditions de travail, conciliation travail/famille, équité salariale…), mais aussi aux enjeux de la société sur lesquels elle a une emprise (emploi, compétence et employabilité, sécurité…). Une démarche de responsabilité sociale doit par conséquent s’appuyer sur les analyses et les études déjà réalisées qui mettent en exergue ces enjeux et ces défis, comme les travaux récents sur la souffrance au travail. En ce sens, la responsabilité sociale se présente comme un vaste chantier pour penser le bien-être des personnes au sein de notre système productif. Il s’agit donc bel et bien d’un actif pour l’entreprise, au sens où la responsabilité sociale permet d’améliorer le milieu de vie qu’elle constitue pour les travailleurs, sans compter que, de façon plus instrumentale, elle participe positivement aux dynamiques de gestion du personnel : attractivité, fidélisation, motivation…

Mais il en va de même pour le développement durable. En contribuant au développement durable, l’entreprise légitime ses activités et même son existence aux yeux de la population qui l’accueille. Mais plus concrètement aussi, le souci du développement durable suscite un nouveau regard managérial qui stimule les innovations et peut même participer à des réorganisations profitables de l’entreprise et de ses procédés.

Simultanément, et de manière plus fondamentale, compte tenu de son importance dans la société, l’entreprise peut enfin être le lieu d’une sensibilisation à des enjeux qui, bien qu’ils soient susceptibles de nous affecter tous, restent encore mal connus par de larges pans de la population. En ce sens, c’est l’entreprise qui devient un actif pour la société lorsqu’elle adhère au développement durable et met en œuvre une stratégie de responsabilité sociale.

Corinne Gendron, Ph. D., titulaire, Chaire de responsabilité sociale et développement durable, professeur titulaire, Département de stratégie sociale et environnementale, École des sciences de la gestion, UQAM

Source : Effectif, volume 14, numéro 3, juin/juillet/août 2011.


Bibliographie

Beaupré D, Cloutier J, Gendron C, Jimenez A et D. Morin. 2008. « Gestion des ressources humaines, développement durable et responsabilité sociale », Revue internationale de psychosociologie, vol. XIV, n° 33, p. 79-140.

Dejours, C. 1998. Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale. Seuil, 1998.

Gendron C. 2005. « Le Québec à l’ère du développement durable ». Options politiques, dossier sur le développement durable, vol. 26, n° 6, Juillet-Août, p. 20-25.

Gendron C. 2011 (à paraître). « Peut-on penser la souffrance au travail à la lumière de la responsabilité sociale? », dans José Allouche et Pierre Bardelli (Eds.), Souffrance au travail et Responsabilité Sociale des Entreprises.

ISO. 2010. ISO 26000 Lignes directrices sur la responsabilité sociétale, 115 p.


Corinne Gendron