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Au bureau avec ses amis et sa famille

Les médias sociaux prennent une place de plus en plus considérable dans les milieux de travail. Selon un sondage CROP réalisé pour l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, 23 % des travailleurs utilisent maintenant les médias sociaux durant leurs heures de travail. Si cette situation peut mener à des gains de productivité pour l’organisation, elle s’accompagne également d’importantes préoccupations en matière de droit du travail.

17 septembre 2013
Etienne Plamondon Emond

Didier Dubois, CRHA, associé principal de HRM Groupe, remarque qu’il y a eu une augmentation de cet usage dans les dernières années. « Au début, les médias sociaux suscitaient de la méfiance, après du doute, puis là, je pense qu’on fait le constat que ce sont des outils qui sont très utiles. »

En effet, le sondage révèle que 69 % des travailleurs utilisant les médias sociaux à des fins professionnelles jugent ces outils assez ou très avantageux pour leur entreprise. Didier Dubois et Émilie Pelletier, CRHA, co-auteurs du livre Comment bâtir votre politique d’utilisation des médias sociaux, notent parmi leurs avantages une mise à jour plus simple de son réseau de contacts, un meilleur recrutement, un penchant pour le co-développement, un accès rapide à de l’information et un partage facile de bonnes pratiques.

Chez Desjardins, ces espaces numériques ont permis d’améliorer la coopération entre des employés qui sont éparpillés aux quatre coins du Québec. « Lorsqu’il est temps de travailler sur des documents ou des dossiers, cela peut devenir complexe et embêtant de le faire au téléphone ou par courriel. Ce genre d’outil a aidé plusieurs de nos équipes », assure Claude Beauregard, directeur Internet, médias sociaux et publications externes du Mouvement Desjardins. Cette façon de faire nécessite parfois de revoir l’organisation du travail. « Les échanges deviennent plus directs et affirmés. Pour certains, cela peut demander une adaptation. La gestion est moins reposante, mais quand on ne fournit pas un environnement qui permet ce degré de collaboration, je crois qu’on ne profite pas du plein potentiel de ce que nos équipes peuvent nous apporter. »

Par contre, 11 % des travailleurs qui ont répondu au sondage CROP ont indiqué visiter les sites de médias sociaux sur leurs heures de travail à la fois pour des raisons professionnelles et personnelles, alors que seulement 3 % ont indiqué s’en servir uniquement à des fins professionnelles. Ce sont 9 % des répondants, soit 39 % des gens utilisant les médias sociaux durant leurs heures de travail, qui ont avoué s’en servir exclusivement à des fins personnelles. Il s’agit de la réponse donnée par 21 % des 18-34 ans, mais par seulement 4 % des 35-54 ans et 1 % des 55 ans et plus.

Nécessairement, cet usage personnel des médias sociaux remet sur la table la question du vol de temps. « Il y a eu plusieurs congédiements à cause de l’utilisation abusive d’Internet, rappelle Simon-Pierre Hébert, avocat spécialisé en droit du travail chez McCarthy Tétrault. Le principe juridique est le même, que tu sois sur Internet en train de regarder la météo ou d’être sur Facebook. Peu importe le média, c’est du temps que tu passes à ne pas faire ton travail. »

« Il peut y avoir un risque de vol temps, mais il y en avait autant quand les gens s’assoyaient pour lire leur journal », croit de son côté Anne Chartier, directrice du Département des systèmes d’information organisationnels de l’Université Laval. « Le risque de surveillance abusive est plus important que le risque de vol de temps, selon la professeure. Ce n’est pas la technologie qui va faire en sorte que les gens utilisent leur temps à bon ou à mauvais escient, mais la qualité de la gestion. »

D’autant plus que les règlements sur l’utilisation du matériel informatique, les filtres sur Internet et les historiques retracés sur les postes de travail peuvent désormais être contournés grâce aux téléphones intelligents.

Les nouvelles technologies dissipent donc la barrière entre la vie professionnelle et personnelle. À tel point que Didier Dubois et Émilie Pelletier disent constater l’apparition d’une nouvelle entente entre employeurs et employés. « J’offre de la flexibilité à mon employeur en continuant à répondre à mes courriels ou au téléphone lorsque je suis de retour à la maison. Mais, il faut que l’employeur soit capable d’offrir lui aussi une autre forme de flexibilité, soit que je puisse être avec la famille et les amis durant les heures de travail. C’est donnant-donnant », explique Émilie Pelletier.

La frontière entre la vie privée et professionnelle est aussi brouillée par les amitiés Facebook qui ne se cantonnent plus qu’au cercle des intimes. Parmi les travailleurs interrogés pour le sondage CROP, 44 % ont reconnu être ami Facebook avec au moins un de leur collègue de travail. Ce pourcentage grimpe à 67 % chez les 18-34 ans. Ce phénomène n’est pas sans répercussion, puisque le harcèlement psychologique au travail tend à se déplacer sur les médias sociaux. « Souvent, le harcèlement n’est pas que sur les médias sociaux, précise M. Hébert, mais il s’y poursuit ou s’y aggrave », parfois même en dehors des heures de travail.

Émilie Pelletier, quant à elle, rappelle qu’« il ne faut jamais oublier qu’un collègue de travail, peut devenir notre patron » et vice versa. Justement, 8 % des travailleurs acceptent d’être amis avec leur supérieur actuel sur Facebook. Cette tendance est plus prononcée chez les 18-34 ans, en touchant 17 % d’entre eux, mais elle chute à 3 % chez les 35-54 ans et à 1 % chez les 55 ans et plus.

« C’est quelque chose que je n’encouragerais pas, dit M. Beauregard, à moins, bien sûr, que ce soit des gens qui se connaissaient très bien avant et qui veulent continuer à se suivre dans les médias sociaux. » Benoit Brouillette, avocat spécialisé en droit du travail chez Heenan Blaikie, se réfère, quant à lui, au débat sur l’expectative de vie privée dans les médias sociaux qui fait rage en ce moment dans le milieu juridique. « Si un supérieur est ami Facebook avec un employé, ça va être difficile pour l’employé de prétendre que c’était sa vie privée et que l’employeur » ne devait pas y mettre le nez.

Tout aussi délicat : 8 % des travailleurs interrogés, dont 23 % des travailleurs autonomes, ont confirmé leur amitié sur Facebook avec un client actuel, tandis que 7 % ont fait de même avec un fournisseur. Les travailleurs dans cette situation doivent redoubler de prudence avec le contenu qu’ils dévoilent ou relayent sur cette plateforme. Didier Dubois raconte qu’un conseiller financier, rencontré dans une formation qu’il donnait, avait perdu des clients après avoir diffusé des photos d’un saut qu’il avait fait en parachute. Ces derniers lui avaient aussitôt reproché une trop grande tolérance au risque.

« D’un point de vue professionnel, Facebook n’est pas la meilleure des plateformes à utiliser, parce qu’elle s’amuse beaucoup trop à jouer avec les configurations de confidentialité », prévient Émilie Pelletier. LinkedIn demeure, selon elle, le véhicule de choix pour tisser des liens professionnels dans l’espace numérique. À ceux qui insistent pour entretenir ces relations sur Facebook ou qui y sont contraints, elle conseille de se créer deux comptes, un premier personnel et un second dédié aux contacts professionnels.

Toutes les personnes interrogées recommandent aux entreprises et aux organisations de se doter d’une politique sur les médias sociaux. Cette démarche est de plus en plus fréquente, mais pas toujours réalisée avec doigté. Anne Chartier procède actuellement à une analyse des politiques mises en œuvre. Elle déplore qu’« il y ait beaucoup de copié-collé » de gabarit trouvé sur Internet. « Il y a parfois un grand souci de protéger les partenaires d’affaires et les clients, mais on se penche peu sur quelle attitude, comme organisation, on doit adopter pour montrer du respect envers nos employés. » La professeure ajoute que « la plupart des organisations vont adopter une attitude plutôt axée sur les lois qui est parfois contre-productive, parce qu’il y a un a priori de culpabilité envers l’employé, et cela vient détériorer les relations de travail. »

Mme Chartier croit plutôt qu’une sensibilisation à l’utilisation adéquate des médias sociaux s’avère plus efficace et pertinente. « Beaucoup d’erreurs sont dues à une incompréhension de la plateforme ou de ses paramètres de confidentialité », ajoute Didier Dubois. Mais surtout, précise-t-il, « l’éducation doit sensibiliser les employés aux fondements de l’utilisation de contenus. On veut qu’ils développent des réflexes », sur ce qui peut être exprimé, divulgué et partagé, ainsi que sur comment on doit se présenter par rapport à son organisation.

Benoit Brouillette précise que cette sensibilisation va parfois au-delà d’un nouveau règlement. « L’obligation de loyauté existait avant les médias sociaux », observe-t-il, alors que certaines personnes habituées à vilipender leur employeur dans leur salon n’ont pas encore saisi la répercussion d’une même critique sur les médias sociaux, même après les heures de travail.

Bref, qu’on soit employeur, employé ou travailleur autonome, les médias sociaux « sont de beaux outils. Il ne faut pas les craindre, mais il faut être conscient de l’impact qu’ils peuvent avoir », résume avec justesse Émilie Pelletier.

Information complémentaire : Rapport Sondage CROP

Source : VigieRT, septembre 2013.


Etienne Plamondon Emond